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ou à une considération de bien positif que Kant rejette. Pour éviter toute hétéronomie, il faudrait que la dignité morale restât intransitive et étrangère en soi au bonheur. Mais alors se représente la même difficulté : — Comment passer du sens intransitif au sens transitif ? Si c’est en s’appuyant sur l’idée d’un souverain bien parfait et complet, pour la sensibilité comme pour la raison, cette idée dominera la moralité et sera la vraie fin suprême. Par là nous reviendrons au point de vue des moralistes antiques, rejeté par Kant, je veux dire à la recherche du souverain bien. La philosophie ancienne admettait, comme on sait, un rapport analytique et conséquemment une identité fondamentale entre la vertu et le bonheur. Si cette opinion était vraie, on comprendrait que la bonne volonté fût la condition d’une volonté heureuse et parfaite, que l’amour universel fût en nous le commencement du bonheur même ; mais Kant rejette tout rapport analytique entre les deux termes. C’est seulement, selon lui, par une synthèse qu’on peut les unir. Or nous ne voyons aucun moyen de l’opérer, ni dans la raison pure qui ignore le bonheur, ni dans l’expérience qui ignore les lois de la raison.

C’est alors que Kant, pour introduire dans le devoir, selon son expression, « des promesses et des menaces », fait appel à un de ses postulats les moins philosophiques, le Deus ex machinâ. S’il semblait, par sa critique de la Raison pure, avoir chassé le dieu du sanctuaire, il avait eu soin cependant de conserver le sanctuaire même dans le ciel intelligible, pour y replacer, après une sorte de sacre moral, le « dieu rémunérateur et vengeur ». Mais cet expédient, trop voisin de l’artifice, ne peut rompre le dilemme dans lequel Kant était enfermé tout à l’heure. Ou le bonheur, en dernière analyse, est nécessaire à la fin vraiment absolue, et alors pourquoi me défendez-vous d’en faire une partie du but de ma volonté ? Ou la moralité à elle seule est suffisante, et alors comment croyez-vous nécessaire d’y ajouter, par votre volonté ou par la volonté divine, ce que vous me défendez d’y ajouter moi-même dans ma volonté ? Si la « bonne volonté » éternelle n’est point une volonté du bonheur, mais une volonté pure ou une raison pure, elle ne peut vouloir en nous et nous commander que volonté pure ou raison pure, sans bonheur. Si au contraire la bonne volonté est en définitive une volonté de bonheur, le devoir pour le devoir n’offre plus de sens.

La solution de continuité qui existe ici, chez Kant, entre l’idée de moralité et celle de bonheur, entre la volonté et sa fin, est au fond la même qui existe dans toute sa philosophie entre l’intelligible et le sensible, entre l’homme-noumène et l’’homme-phénomène, entre le rationnel et le réel, entre la liberté et la nécessité, entre l’autonomie