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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

le bonheur entrerait nécessairement dans la définition de la moralité comme objet et comme fin ; or Kant nous a répété mainte fois que la moralité a sa valeur en elle-même et par elle-même, que la raison est une fin en soi indépendamment du bonheur, que la considération même du bonheur altère la moralité. Nous ne pouvons donc définir la dignité et le mérite un rapport nécessaire et à priori avec le bonheur. Dès lors, par quelle transition passer d’un terme à l’autre ?

Les kantiens se contenteront-ils de cette raison banale : — C’est précisément parce que vous n’avez pas cherché le bonheur qu’on doit vous le donner et que vous en êtes digne ; la vertu est la condition du bonheur ? — Mais la condition d’une chose n’est telle que comme moyen, où comme partie, ou comme cause de la chose ; or, à ces trois points de vue, le bonheur sera toujours un élément intégrant de la moralité, comme étant ou son but, ou son tout, ou son résultat (dans le cas par exemple où, la moralité étant la perfection, la perfection entrainerait comme effet le bonheur). Dès lors, la moralité ne sera plus seulement formelle, mais matérielle. Faut-il dire au contraire que la moralité est une condition qui nous est imposée d’en haut pour obtenir une chose toute différente d’elle-même, le bonheur ? alors la moralité n’aura plus d’autre but que de soumettre la volonté à une obéissance préalable, et la loi morale, devenue hétéronome, nous parlera comme ces pères qui, voulant exercer leurs enfants à obéir, prennent à tâche de contrarier leurs volontés : — Tu demandes cet objet ! tu ne l’auras pas ; tu ne le demandes plus, le voici. — Ainsi semble raisonner Dieu dans la théorie « du mérite et du démérite » : — Tu as besoin du bonheur, je ne te le donnerai point ; — fais semblant de n’en avoir pas besoin, je te le donnerai. — Kant lui-même, pourtant, nous a dit que la moralité avait sa dignité en soi, qu’elle était digne en soi ; et maintenant, à ce sens intransitif du mot dignité, il en substitue un autre tout transitif : la moralité est digne du bonheur. La prétendue valeur intrinsèque de la moralité était-elle donc simplement une sorte de créance à l’égard de ce prix sous-entendu, le bonheur ? On pourrait comparer la vertu ainsi entendue à l’enveloppe d’un fruit ; nous avons défense de penser au fruit même et de le vouloir ; Dieu, dans sa bonté paternelle, veut qu’on goûte d’abord l’enveloppe amère pour avoir droit au fruit savoureux.

L’emploi de ce procédé ne serait justifiable que s’il avait pour résultat final et pour but caché un surcroit de bonheur identique à un surcroît de perfection : c’est ce qui a lieu parfois dans l’éducation paternelle ; mais alors nous revenons à un eudémonisme détourné