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une distinction artificielle et un simple expédient logique ? Vous aurez beau dire que la vertu est l’absolu dans un sens et non l’absolu dans un autre, il est impossible de couper en deux l’absolu. Une chose absolue ne peut être une simple moitié de l’absolu ; une valeur absolue est une valeur totale, après laquelle il n’y a plus rien à demander. Donc, ou la moralité se suffit à elle-même ; et alors elle n’a réellement pas besoin de bonheur ; ou elle a besoin de bonheur, et alors c’est un simple commencement, non un achèvement, c’est une partie, non un tout. — Il n’y a rien au-dessus, dites-vous. — Mais il y a quelque chose à côté ; c’est donc un absolu imparfait, chose étrange, ou un universel partiel, chose non moins étrange. À vrai dire, il y a toujours quelque chose au-dessus de la partie : c’est le tout.

Pour ne pas contredire sa théorie sur le caractère purement rationnel et à priori de la moralité, Kant est obligé de dire que c’est la raison même qui relie à priori et nécessairement ces deux choses : moralité et bonheur. Quel sera donc le moyen terme de cette union ? Kant intercale entre la moralité et le bonheur deux idées intermédiaires, celle de besoin et celle de dignité. « Qu’un être ait besoin du bonheur et qu’il en soit digne, sans pourtant y participer, c’est ce que nous ne pouvons regarder comme conforme à la volonté parfaite d’un être raisonnable tout-puissant, lorsque nous essayons de concevoir un tel être. Le bonheur et la vertu constituent donc ensemble la possession du souverain bien[1]. »

La première idée intermédiaire entre la moralité ou le bonheur, celle de besoin, est empirique. Il est clair que ce n’est pas dans la raison pure que nous la trouverons, et Kant lui-même a représenté la loi morale comme absolument étrangère aux besoins de la sensibilité. De plus, cette idée est insuffisante pour joindre le bonheur à la moralité, car celle-ci, ne connaissant pas nos besoins, n’a pas à s’en préoccuper, sinon pour les réprimer et les contrarier. On ne peut donc invoquer le besoin devant l’impératif catégorique.

La seconde idée, celle de mérite et de dignité, ne peut signifier que l’être moral soit, par définition, digne de bonheur ; car, en ce cas, elle serait également empirique, et le formalisme rationaliste de Kant se trouverait contredit par Kant lui-même. Si la moralité consistait « à être digne du bonheur », comme Kant semble parfois le dire[2],

  1. R. pr., p. 310.
  2. « J’appelle loi pragmatique ou règle de prudence la loi pratique qui a pour mobile le bonheur, et loi morale celle qui n’a d’autre mobile que la qualité d’être digne du bonheur (die Würdigkeit glücklich zu seyn). — « La réponse à la première des deux questions de la raison pure qui concernent l’intérêt pratique (que dois-je faire ?) doit être celle-ci : fais ce qui peut te rendre digne d’être heureux. » — « L’effort incessamment renouvelé pour se rendre digne du bonheur. » (Raison pure, t. II, 367, 369, 370, trad. Barni).