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une idée problématique[1] ; nous ne pouvons pas davantage la saisir dans la finalité de la nature, où tout est relatif et où l’idée de fin est elle-même problématique[2] ; donc nous ne pouvons la saisir nulle part et ne faisons que la supposer. Par cela même, l’impératif catégorique est une simple supposition.

Admettons cependant qu’il existe une fin absolue et que cette fin absolue se trouve dans l’homme, « quod erat demonstrandum ; » dans quelle faculté de l’homme la trouvera-t-on ? — Dans la raison, dit Kant. — Mais, là encore, la preuve manque. Comme Kant a érigé en loi morale une universalité abstraite et toute formelle, (seule chose que, selon lui, nous puissions connaître du monde intelligible,) quand il veut ensuite identifier la personnalité avec l’universalité, il est obligé de considérer la personne même à l’état de forme abstraite, comme raison pure et toute formelle, volonté pure et toute formelle, sans aucune considération du pouvoir de jouir et d’aimer, sans aucune considération du bonheur. Dès lors, la même question se pose toujours malgré le changement de point de vue et le recours à la finalité : — En quoi une raison tout impersonnelle, abstraite et vide, peut-elle être bonne, peut-elle être une fin en soi ? en quoi les formes à priori qu’elle contient seules, toute prête à y enserrer les choses de l’expérience et à les y prendre au filet, en quoi ces formes de nécessité universelle, de déterminisme universel, de causalité, de finalité, de substantialité, constituent-elles des biens proprement dits, des fins absolues ? De même pour la volonté vide et indéterminée, que Kant appelle volonté pure et qui est tout ensemble sujet et fin de la moralité. Si quelqu’un soutenait que la raison pure, avec ses cadres inflexibles, son inflexible déterminisme, ses lois nécessaires, est un mal et non un bien, tout au moins qu’elle est un moyen et non un but, qu’aurions-nous à répondre ? Comment Kant démontrerait-il la supériorité du rationnel sur le sensible et le vivant, des formes à priori sur le plaisir, le bonheur, etc. ? Comment démontrerait-il que le bonheur est un simple moyen pour la raison et non la raison pour le bonheur. De même pour la volonté : qui sait si elle n’est pas en elle-même un mal au lieu d’être un bien, ou, si c’est trop dire, un moyen au lieu d’être un but ?

En un mot, en nous commandant d’obéir à la raison et à ses lois universelles, Kant suppose que la raison et son universalité, la volonté pure et son universalité sont préférables à tout le reste, sont des facultés supérieures. Or c’est ce qui n’est pas démontré. En

  1. C’est la conclusion de la Critique de la raison pure.
  2. C’est la conclusion de la Critique du jugement.