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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

nous, mais de la nature, ils n’ont aussi, si ce sont des êtres privés de raison, qu’une valeur relative. » Restent en quatrième lieu les êtres raisonnables. Pour démontrer la proposition qu’il a mise en avant, Kant devrait démontrer que ces êtres sont des fins en soi ; mais, au moment même où il énonce la preuve, il la supprime. « Les êtres raisonnables, dit-il, ne sont pas simplement des tins subjectives, dont l’existence a une valeur pour nous comme effet de notre action ; mais ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est par elle-même une fin, et une fin qu’on ne peut subordonner à aucune autre par rapport à laquelle elle ne serait qu’un moyen. Autrement rien n’aurait une valeur absolue. » Mais, ce qu’il faut démontrer, c’est précisément qu’il y a des objets d’une valeur absolue, des fins absolues ; Kant s’appuie donc sur ce qui est en question. « Si toute var leur, ajoute-t-il, était conditionnelle, et par conséquent contingente, il n’y aurait plus pour la raison de principe pratique suprême. » — Eh bien, la raison s’en passerait. Vous avez précisément à établir l’existence de ce principe absolu ; au lieu de cela, vous aboutissez à ce théorème circulaire : — Il y a un principe pratique absolu s’il existe une fin en soi pour le fonder ; donc il existe une fin en soi, car, s’il n’y en avait pas, il n’y aurait pas de principe pratique absolu.

Dans tout ce passage, Kant ne fait que tournoyer sur lui-même sans donner d’autre preuve que le besoin qu’il a d’une fin en soi. « S’il y a un principe pratique suprême, répète-t-il, ou si, pour considérer ce principe dans son application à la volonté humaine, il y a un impératif catégorique, il doit être fondé sur la représentation de ce qui, étant une fin en soi, l’est aussi nécessairement pour chacun. » Qu’est-ce, demanderons-nous à Kant, que cet en soi différent de chaque moi ? Ce ne peut être que le moi en soi ; mais comment le connaître ? Qui sait même si, dans les choses en soi, le mot moi à un sens, s’il ne faut pas dire plutôt l’être en soi, ou encore le non-moi en soi ? Car le moi suppose une distinction des individus, et comment ce qui est multiple, divisé en individus opposés, pourrait-il être absolu ? — Nous voilà en pleine métaphysique. Pour y échapper, Kant veut s’en tenir à un point de vue immanent et ne trouve rien de mieux que de nous ériger nous-mêmes en fin absolue. « L’homme, dit-il, se représente nécessairement ainsi sa propre existence. » Voilà un appel au sentiment intérieur ; mais est-il bien vrai que tout homme se considère comme absolu ? De plus, ce sentiment d’être une fin en soi n’a pas plus de valeur que le sentiment prétendu de la liberté, par exemple, et se réduit au sentiment d’être une fin pour soi-même. La preuve de la fin en soi manque donc toujours. Nous ne pouvons la saisir par la conscience, n’ayant aucune intuition des choses en soi, mais seulement