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laisser entrevoir. Enfin, savons-nous quel est le fondement objectif du devoir, de cette puissance absolue que nous trouvons ou croyons trouver installée au fond de la conscience, rendant des oracles comme dans un temple ou des arrêts comme dans un tribunal ? Pouvons-nous découvrir dans les dernières raisons des choses les dernières raisons de nos devoirs, les motifs suprêmes des ordres que nous recevons ou que notre moi inconnu donne à notre moi connu ? — Non. Fais ce que dois, non seulement sans savoir ce qui adviendra, mais encore sans savoir pourquoi tu le dois. Puissance, force, science, bonheur, tout cela n’est pas le bien. Le bien est ce qui nous est caché. Kant nous fait agenouiller devant le cadre du tableau en laissant le tableau couvert d’un voile, comme on le fait dans certaines églises d’Italie ou d’Espagne ; encore, dans ces églises, vous avertiron qu’il y a sous le voile un chef-d’œuvre, exposé aux regards dans les grands jours de fête ; Kant, lui, ne peut dire s’il y a un tableau réel ni si ce tableau est bon ou mauvais ; mais il adore le cadre pour cette seule raison qu’il est un cadre et que nous ne pouvons le briser. Bien plus, selon lui, nous ne savons pas par l’expérience si ce cadre est lui-même quelque chose de réel, ni si une seule action réelle y est jamais entrée, puisqu’on n’a pas « un seul exemple authentique d’une résolution inspirée par le seul devoir. »

Tel est le formalisme dans toute sa rigueur, et le grand mérite de Kant, selon nous, est précisément d’avoir montré que l’idée de loi morale et de devoir aboutit logiquement à ce formalisme. Le devoir pour le devoir est seul un devoir proprement dit et un impératif catégorique mais alors il ne peut être qu’une forme, une pure loi sans contenu. Quiconque admet un devoir, une loi morale, est formaliste s’il y ajoute d’autres considérations, ontologiques ou empiriques, il combine des systèmes qui s’excluent. On ne peut mettre un contenu suprasensible ou sensible dans le devoir sans le détruire comme tel on ne peut donner un fond à la loi absolument impérative sans la nier comme loi et comme impératif.

II

LA FINALITÉ COMME LIEN ENTRE LE SENSIBLE ET L’INTELLIGIBLE. L’HUMANITÉ FIN EN SOI, CONTENU DE L’IDÉE DE MORALITÉ.

Kant, cependant, a essayé lui-même de donner une matière à la forme du devoir et d’établir par là un lien déterminable entre le monde sensible et le monde intelligible, entre l’homme du temps et l’homme éternel.