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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

nous obliger, il faut que la raison nous dépasse et ne soit pas purement humaine. Or comment Kant peut-il savoir que la raison nous dépasse, qu’elle existe en dehors de l’humanité, qu’elle n’est pas une direction de l’intelligence humaine ? Comment a-t-il pu sortir de sa raison à lui pour pénétrer dans la raison ? La Critique de la raison pure n’a-t-elle pas démontré précisément notre impuissance à sortir de notre raison pour atteindre l’objectif, pour atteindre un principe quelconque qui nous déborde et nous enserre ? De criticiste qu’il était, Kant, ici encore, devient donc tout d’un coup dogmatique et nous parle de la raison en soi, de la raison absolue, de la raison universelle, du λόγος, comme s’il avait contemplé les idées de Platon ou le Verbe de saint Jean. Que la raison nous dépasse, on peut l’admettre par la considération du monde et de ses lois raisonnables ; mais Kant rejette de sa morale ces spéculations métaphysiques et soutient d’ailleurs que, si le monde est rationnel, c’est que notre raison est obligée de le faire entrer dans ses cadres pour penser. « Où est-elle donc, cette Raison universelle ? » demanderons-nous alors aux kantiens, en répétant le mot de Fénelon : Où est-il ce Dieu que je cherche ? — La Raison pure l’a démontré introuvable, et la Raison pratique commence par le supposer trouvé.

Ainsi le critérium de l’universalité est ou empirique, ou purement logique, ou ontologique ; dans le premier et le troisième cas, il est en opposition avec l’ensemble de la doctrine kantienne, qui rejette également l’empirisme et l’ontologisme ; dans le second cas, il ne peut fonder une véritable morale et demeure une forme abstraite, une simple généralité. Tant qu’on ne rétablira pas dans la question soit des éléments empiriques, soit des éléments métaphysiques, on ne pourra rien tirer d’un symbolisme vide et formaliste qui, par une voie nouvelle, aboutit au même résultat que le platonisme antique : un universel sans contenu. On sera réduit à répéter qu’il y a quelque chose d’absolu, quelque chose d’universel, quelque chose de bon ; qu’on ignore si l’absolu est réellement identique à l’universel et l’universel au bon, mais qu’il faut cependant obéir pour obéir : — sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas, — et, ce qui est le plus étrange, que cette obéissance les yeux bandés est précisément l’autonomie.

2o Méthodes d’élimination et d’induction platoniques. — Les néokantiens, surtout en France, ont généralement abandonné ou mitigé le formalisme de Kant. Ils ont cru que ce formalisme n’était pas essentiel à la doctrine, qu’il était un simple excès de la pensée kantienne, comme ces exagérations auxquelles tout novateur est exposé et qui voilent une partie de la vérité pour mettre l’autre en lumière.