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artifice de méthode ; en réalité, tout est objet, tout est fond et matière, il n’y a pas de forme. Une morale fondée sur l’universalité formelle est aussi factice que le serait une morale fondée sur des quantités négatives ou sur des symboles de calcul infinitésimal.

Pour échapper aux objections qui précèdent, il faudrait que Kant fit de l’universel et du rationnel autre chose qu’une enveloppe logique, une pure forme, qu’il en fit une sorte de réalité supérieure, une essence subsistant par soi et plus ou moins analogue au λόγος de Platon, au Verbe des chrétiens. Cette métaphysique est effectivement au fond de sa pensée. Ce qui nous le montre, c’est qu’il applique la loi morale à tous les êtres raisonnables possibles, au genre entier des êtres raisonnables, dont l’homme n’est qu’une espèce. Or, Schopenhauer l’a fait voir, cette conception sous-entend tout un système d’ontologie que Kant, d’après ses principes, n’avait guère le droit de présupposer[1].

Kant dit lui-même : « Le devoir doit avoir la même valeur pour tous les êtres raisonnables, et c’est à ce titre seul qu’il est aussi une loi pour toute volonté humaine ; au contraire, tout ce qui dérive des dispositions particulières de la nature humaine, et même, s’il est possible, d’une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et n’aurait pas nécessairement la même valeur pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime, mais non pas une loi[2]. » En d’autres termes, pour

  1. « Nul n’a qualité, dit Schopenhauer, pour concevoir un genre qui ne nous est connu que par une espèce donnée : dans l’idée de ce genre on ne saurait en effet rien mettre qui ne fût emprunté de cette espèce unique ; ce qu’on dirait du genre ne devrait donc encore s’entendre que de l’espèce unique ; et comme d’autre part, pour constituer ce genre, on aurait enlevé à l’espèce, sans raison suffisante, certains de ses attributs, qui sait si l’on n’aurait pas supprimé ainsi justement la condition même sans laquelle ne sont plus possibles les qualités restantes, celles dont on a fait, en les élevant à l’état d’hypostase, le genre lui-même ? » Par exemple, l’intelligence en général ne nous est connue que comme une propriété des êtres animés ; nous n’avons donc pas le droit de la regarder comme existant en dehors et indépendamment de la nature animale. De même pour la raison ; nous ne la connaissons qu’à l’état d’attribut et dans l’espèce humaine ; nous n’avons pas de motif, dès lors, de l’imaginer hors de cette espèce, ni de concevoir un genre formé des « êtres raisonnables », distinct de son unique espèce, l’ « homme » ; bien moins encore d’établir des lois pour cet être raisonnable imaginaire, considéré abstraitement. « Parler de l’être raisonnable en dehors de l’homme, continue Schopenhauer, c’est comme si l’on parlait d’êtres pesants en dehors des corps. On ne peut s’empêcher de soupçonner qu’ici Kant n’ait un peu songé aux bons anges, ou du moins qu’il n’ait compté sur leur concours pour l’aider à persuader le lecteur. » Dans la Raison pratique, prétendue purgée de toute spéculation ontologique, on sent encore l’ontologie sous soi, « comme dans un double-fond à l’état flottant. »
  2. Métaphysique des mœurs, trad. Barni, p. 64 et 65.