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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

et où nous votons successivement par la pensée pour Pierre, pour Paul, pour Jacques, pour tous les hommes. Il est sans doute probable que nous obtiendrons ainsi une approximation du juste et du droit, fût-ce seulement parce que les égoïsmes se neutralisent l’un l’autre : mais ce ne sera jamais qu’une approximation. C’est la généralité qui est la vraie loi de la nature et de la société ; c’est aussi la relativité qui est la loi de la nature et de la société. Notre type symbolique ne peut donc tomber d’accord avec l’universalité véritable et absolue qu’il doit représenter, et il n’en offre qu’une image grossière. Si, pour cette figuration, je suis obligé de sacrifier mon intérêt et ma vie même, ne devrai-je pas hésiter alors à accepter mon rôle de symbole ou de métaphore vivant ?

Je l’accepterais cependant s’il y avait dans les objets mêmes aux-quels ces symboles correspondent un bien véritable. Mais l’universalité empirique (qui est d’ailleurs impossible, comme nous l’avons vu) ne fait qu’exprimer une universalité toute logique. Or, je veux bien admettre que l’identité de la pensée et du vouloir avec soi m’offre un intérêt au point de vue logique, mais non pas au point de vue moral. De plus, cette identité logique elle-même n’entraine pas nécessairement comme conséquence le désintéressement. L’égoïste peut toujours rétablir l’identité logique de sa pensée et de sa volonté avec elle-même, en montrant qu’il est constamment égoïste ; si les autres le sont aussi, la morale de Hobbes et de Bentham se développera logiquement dans toutes ses conséquences et deviendra universelle. Kant n’a pas prouvé directement que cette morale rendit l’ordre social et l’ordre naturel impossibles. S’il ne peut opposer à l’égoïsme qu’une forme logique, ce ne sera point assez pour le contrebalancer, même aux yeux de la raison.

Allons plus loin, et opposons à la doctrine kantienne une objection plus radicale. Qu’est-ce, en définitive, que l’universel, et existe-t-il quelque chose de tel ? Le vrai universel n’est qu’une quantité, une totalité, soit sous le rapport du nombre, soit sous le rapport du temps ou de l’espace : c’est donc une notion toute quantitative ; or, comment le bien peut-il être une pure quantité abstraite ? La quantité ne vaut que par son contenu et non par elle-même. L’universalité logique se ramène aussi à l’universalité quantitative : elle tient à la quantité du sujet et de l’attribut dans la proposition. L’affirmation exprimée par le verbe, lorsqu’elle est sans restriction et totale, indique simplement, soit une pure identité, soit un état d’esprit auquel aucun autre état d’esprit ne s’oppose, et que rien ne peut contrarier. En tout cela qu’y a-t-il de moral ? Le formel pur est au fond une abstraction mathématique et logique, un simple signe d’algèbre mentale, un