Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/353

Cette page n’a pas encore été corrigée
349
A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

ma volonté peuvent subsister dans leur accord avec elles-mêmes au cas où je généraliserais telle maxime, et Kant ne nous parle que de la nature, de son maintien possible, de son accord avec soi, etc. C’est sans doute parce que l’universalité doit être la forme commune de la nature et de la raison ; mais précisément l’universalité des lois de la nature est, comme nous venons de le voir, très différente de celle de l’impératif rationnel, car elle est conditionnelle et l’impératif est inconditionnel. Ajoutons maintenant qu’elle est fatale et que l’impératif suppose la liberté. La nature n’a pas besoin de nous pour « faire ses affaires », comme dirait Chamfort ; elle est toujours sûre de ne point voir bouleverser ses lois ; elle est sûre de leur universalité sous les exceptions apparentes. Ce n’est pas tout. Dans l’exemple actuellement cité par Kant, la loi universelle de la nature réelle est précisément l’opposé de celle que Kant veut établir, car il veut fonder le désintéressement, et la nature a parmi ses lois universelles l’intérêt. Si Kant arrivait à réaliser chez tous les hommes un désintéressement complet et absolu, c’est alors que la nature serait bouleversée et peut-être ne pourrait plus subsister, car la « gravitation sur soi » est une loi encore plus fondamentale que la force d’expansion sympathique vers autrui.

Prenons donc la doctrine de Kant et l’exemple qu’il donne comme s’il s’agissait exclusivement d’une nature nouvelle à fonder par le moyen de la volonté ; c’est-à-dire, en définitive, d’une société à établir et à faire fonctionner d’une manière déterminée[1]. Dans ce cas, pourrions-nous vouloir sans contradiction la généralisation de cette règle : — Cultivez votre talent, à moins que vous n’ayez assez de fortune et de plaisirs à votre disposition pour vous en dispenser ? — Il est difficile de voir en quoi une volonté qui consentirait à cette loi serait en désaccord avec elle-même. Tout au contraire, elle serait d’accord avec a oi très universelle et naturelle de la volonté qui nous fait vouloir nécessairement notre propre bonheur. Chacun tâcherait d’être parmi ceux qui sont assez favorisés de la fortune pour n’avoir d’autre occupation que le plaisir, et, s’il n’y parvenait pas, la nécessité de vivre suffirait à le faire travailler faute de mieux : non seulement la nature extérieure n’en serait nullement bouleversée, mais la société elle-même s’en accommoderait. N’est-ce point

  1. C’est là d’ailleurs le vrai sens de la doctrine kantienne : « L’universalité de la loi d’après laquelle des effets sont produits constitue ce qu’on nomme nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c’est-à-dire l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles (Mét. des mœurs, p. 58). C’est donc un déterminisme à fonder par la volonté, un ordre de choses où tout serait soumis à des lois sans exception. L’ordre social lui-même est un ordre naturel en tant que soumis à des lois.