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Dans les deux cas, il y a un si, qui implique une détermination plus ou moins particulière de circonstances. Supposez que nous érigions en loi absolument universelle de la nature, comme le veut Kant, et non pas seulement générale, la conservation de la vie, nous aboutirions à la lutte pour la vie entre les hommes et nous en déduirions qu’il faut tout faire pour observer une loi universelle qui nous commande sans condition. Donc la conservation de la vie ne peut pas plus être une loi absolument universelle de la nature que sa destruction ; et de même pour toutes les lois. Nous sommes obligés de nous contenter en tout d’une règle générale, et alors les actions les plus contraires peuvent se généraliser dans l’ordre de la nature, pourvu qu’on pose exactement tous les termes du théorème. On ne dira jamais d’une manière absolue : règle universelle ; mais on dira d’une manière relative : règle générale, ou X règle générale. De même, on ne dira pas d’une manière absolue : « Pour fuir un danger qui vous menace, sautez par la fenêtre ; » mais on ajoutera ou l’on sous-entendra : « Sautez, dans les cas où la fenêtre n’est point au sixième étage et où vous avez quelque chance de ne pas vous tuer du coup ». En un mot, les lois de la nature sont toujours universelles en ce sens qu’elles produisent toujours les mêmes effets dans les mêmes conditions, mais toutes sont particulières en ce sens qu’il y a toujours un déterminisme particulier de conditions qui produit constamment les mêmes effets. Le vrai type sensible et naturel, a vraie loi de nature, c’est donc d’agir selon les conditions et circonstances déterminées. Dès lors, comment faire de cette loi de nature le type d’une loi morale inconditionnelle ?

Kant donne encore pour exemple la conduite d’un homme qui, « se sentant un talent utile », ne le cultive pas et se livre au plaisir. « Cet homme voit qu’à la vérité une nature dont cette maxime serait la loi universelle pourrait encore subsister, bien que tous les hommes (comme les insulaires de la mer du Sud) laissassent perdre leurs talents et ne songeassent qu’à passer leur vie dans l’oisiveté ; mais il lui est impossible de vouloir que ce soit là une loi universelle de la nature, ou qu’une telle loi ait été mise en nous par la nature comme un instinct. En effet, en sa qualité d’être raisonnable, il veut nécessairement que toutes ses facultés soient développées, puisqu’elles lui servent et lui ont été données pour toutes sortes de fins possibles. » Il faut avouer que, dans cet exemple comme dans l’autre, Kant fait un abus inattendu des considérations de finalité, d’utilité, d’instinct, de nécessité, de volonté nécessaire, bref de tout ce qui concerne la matière des actions. Il s’agit de savoir si ma pensée ou