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A. FOUILLÉE. — critique de la morale kantienne

universelle de la nature. On verra bientôt qu’une nature qui aurait pour loi de détruire la vie par ce même penchant dont le but est précisément de la conserver serait en contradiction avec elle-même et ainsi ne subsisterait pas comme nature[1]. » — On pourrait répondre à Kant, d’abord qu’il parle du but de la nature comme s’il était prouvé que la nature a un but ; puis que nous ignorons si le but de la nature est de conserver la vie par le moyen du bonheur ou d’assurer le bonheur par le moyen de la vie. Dans ce dernier cas, quoi de plus logique et de plus naturel tout ensemble que de supprimer le moyen quand il va contre le but ? Qu’y a-t-il de contradictoire à dire : — Cherchez le bonheur, et, si la vie est pour vous exceptionnellement plus malheureuse qu’heureuse, renoncez à la vie ? — La nature, répondez-vous, ne subsisterait plus. — Loin de là ; le penchant naturel à vivre est assez fort et le plaisir de vivre est assez constant pour que quelques exceptions ne nuisent en rien à la règle générale. En fait, les suicides qui ont lieu n’empêchent nullement la nature de subsister. Une fuis le suicide permis par les moralistes, il se produirait tout au plus une légère augmentation, que la statistique aurait bientôt calculée, et le tout fonctionnerait aussi régulièrement que le mécanisme des saisons. Même en admettant que le bonheur soit un simple moyen pour assurer la vie (chose assez étrange), il n’ÿ aurait encore aucun inconvénient à admettre en morale la loi suivante : — Vivez, si la vie n’est pas pour vous une charge trop insupportable. — Les exceptions n’empêcheraient pas plus la règle de subsister dans ce cas que dans l’autre. — Mais si tout le monde se donnait la mort ? — La supposition est impossible, car il faudrait que la vie fût pour tout le monde insupportable. En ce cas extrême, on universaliserait le suicide, à la grande joie des pessimistes, au lieu d’universaliser le « vouloir-vivre ». Au reste, le raisonnement kantien, poussé jusqu’au bout, conclurait à condamner le dévouement du soldat, ou de celui qui s’expose pour sauver les autres, ou de celui qui meurt pour ne pas commettre une mauvaise action ; vous êtes donc toujours obligé d’introduire dans votre prétendue règle universelle des exceptions et d’universaliser les maximes dans des conditions données et particulières, au lieu de les universaliser sans conditions[2]. Dès lors, quelle différence essentielle y a-t-il, au point de vue de l’universalité, entre ces deux lois : 1o Conservez votre vie, si elle ne vous est pas entièrement insupportable ; 2o Conservez votre vie, si le bonheur de la société ou quelque raison supérieure n’en demande pas le sacrifice ?

  1. Métaph. des mœurs, p. 53.
  2. Nous empruntons cette remarque à la Morale anglaise contemporaine de M. Guyau, p. 250.