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estimé de ses collègues, dont beaucoup étaient devenus ses amis, il avait accoutumé les habitants de Göttingue à le voir répondre par un refus à tous les appels qui lui venaient d’ailleurs. Dans l’hiver 1866-1867, trois universités (Berlin, Bonn et Leipzig) le demandèrent à la fois. Peu s’en eût fallu qu’il ne se fût décidé pour Leipzig, et ce fut seulement à la prière de son vieux collègue Heinrich Ritter qu’il se détermina finalement à rester.

Lorsqu’au printemps de l’année dernière l’université de Berlin appela de nouveau dans son sein, sa situation personnelle à Göttingue avait changé sous bien des rapports. Sa femme, la fille d’un pasteur de la Haute-Lusace, la compagne dévouée de ses joies et de ses peines, lui avait été enlevée par la mort ; deux de ses fils, médecins l’un et l’autre, s’étaient mariés, et l’on pouvait prévoir le moment où le troisième se verrait obligé par sa carrière de quitter aussi la maison paternelle. La personnalité de Zeller, son collègue spécial dans le cas où il irait à Berlin (tous deux avaient déjà lié connaissance à cette époque), l’attirait fortement. Il revint très satisfait d’un voyage qu’il fit à Berlin vers le milieu du mois de juin 1880 (il n’avait pas encore été dans cette ville, ses voyages de vacances le conduisaient ordinairement sur les bords du Rhin, dans la Forêt-Noire, dans les Alpes et la haute Italie). Et ainsi s’accomplit un événement qui causa une grande surprise à beaucoup de personnes ; Lotze se rendit cette fois à l’appel de l’Université de Berlin.

Il ne dissimula pas les regrets avec lesquels il quittait Göttingue. Mais, d’après toutes les probabilités, il se serait bientôt « senti chez lui » à Berlin. Son activité avait déjà commencé à porter dans cette ville d’heureux fruits, dont lui-même était fort satisfait. Bien entendu, il n’aurait jamais pu trouver à Göttingue un auditoire aussi nombreux que celui qui se réunissait autour de lui à Berlin, particulièrement pendant ses leçons de prédilection, je veux dire celles sur la psychologie, et un nombreux auditoire était pour lui une grande joie. La mort a mis inopinément un terme à cette activité qui se déployait sous d’aussi heureux auspices dans la chaire de Fichte et de Hegel. La seule chose que nous puissions dire pour diminuer nos regrets, c’est qu’il n’a point succombé à un accident perfide, à un mal qu’il eût pu éviter ; sa maladie, qui remontait à une époque reculée, avait atteint un degré qui ne permettait plus aux organes de fonctionner. Il a été rappelé au milieu de la récolte que son activité infatigable avait préparée. Il sera toujours cité avec les maîtres qui ont fait prendre à la philosophie « la marche sûre d’une science ».

E. Rehnisch,
Prof, à l’Université de Göttingue.