Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/34

Cette page n’a pas encore été corrigée
30
revue philosophique

thie, telle que l’entend Smith. C’est aussi un effet de notre goût esthétique et non de la sympathie, que ce jugement de la convenance et de la non convenance des émotions selon qu’elles paraissent ou non disproportionnées avec les nôtres ; les manifestations immodérées de la joie ou de la douleur sont laides, mais non immorales. Enfin le spectateur impartial peut être bon juge des actions humaines ; mais de deux choses l’une : ou il prendra conseil pour les apprécier des sympathies qu’il éprouve pour leurs auteurs, et il ne sera plus impartial ; ou il restera indifférent aux sentiments des autres hommes, et d’après la doctrine, ne pouvant plus les partager, il ne pourra plus les approuver. Aussi la lecture de cet ouvrage donne-t-elle une haute idée de la fertilité de moyens, de la subtilité et de la finesse de l’auteur, sans laisser l’impression que cet auteur est pleinement dans le vrai, sans inspirer une entière sécurité dans son jugement.

En réalité, bien qu’un grand nombre de faits se rattachant à la sympathie ou en dérivant aient été signalés par Smith, il n’a pas su démêler le caractère essentiel, la loi primordiale de ces phénomènes. Il n’a pas vu qu’ils dépendent de la représentation seule et résultent de ce que nous pensons avec tout notre organisme et ébauchons en nous-mêmes les actes dont nous sommes les témoins ou même dont nous concevons l’idée. Il n’a pas compris qu’en soi ce phénomène ne comporte aucun jugement moral, parce qu’il n’admet aucun choix tout état d’un être vivant qui se reflète dans la conscience y détermine la naissance d’un état semblable ou correspondant ; nous sommes successivement à quelque degré tout ce que nous voyons : les transports de la fureur étaient d’abord aussi communicatifs, quoi qu’en pense Smith, que ceux de l’enthousiasme et de l’amour, et nous sommes restés aussi tendres à la contagion des impressions physiques qu’à celle des émotions morales. Telle est la loi originelle. Les modifications apparentes qu’elle a subies dérivent d’une autre source. Il est certain que les sympathies douces prévalent aujourd’hui sur les autres ; mais cela tient à la fréquence relative des émotions affectueuses ressenties au sein de groupes sociaux de plus en plus unis, à la rareté croissante des conflits, bref à l’action d’habitudes héréditaires converties en instincts. Ces habitudes seules, en rendant les instincts pacifiques plus énergiques que les instincts belliqueux, ont assuré la prédominance des premiers sur les seconds ; la loi de la sympathie n’en subsiste pas moins, et elle se manifeste dans les révolutions et les guerres par des effets meurtriers, comme elle se manifeste d’une manière tout opposée dans le cours ordinaire de la vie. La sympathie a contribué encore autrement à la formation des instincts moraux : c’est elle qui a groupé