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était considérée comme quelque chose d’achevé, comme quelque chose de transmis à l’état complet par les temps passés. Mais depuis longtemps nous avons renoncé à cette manière de voir à l’égard de la plupart des domaines du savoir et, notoirement, au grand avantage de ces domaines ; l’existence des sciences naturelles modernes en est le témoignage le plus éloquent. La science n’est plus à nos yeux quelque chose d’achevé, mais une chose qu’il faut encore en grande partie créer. Il semble incompréhensible que de toutes les branches de l’enseignement universitaire la philosophie soit précisément celle qui n’a pas profité des conséquences de ce changement d’opinion, C’est en philosophie qu’on peut le moins se contenter de transmettre ce qui existe déjà, vivre tranquillement des rentes des capitaux amassés par les générations précédentes. La lutte contre les difficultés que la philosophie a la mission d’aplanir remonte déjà à des milliers d’années. Certes les matériaux ne manquent pas pour connaître historiquement cette lutte, pour célébrer avec éloquence la magnificence de la vérité quand on arrivera un jour à la posséder, pour parler d’une façon admirable de ce désir impétueux qui ne peut trouver satisfaction dans aucune science actuelle. Mais, si l’aplanissement réel de ces difficultés a obtenu en quelque manière la forme d’une recherche scientifique poursuivie d’après un certain plan, c’est là un résultat de date récente et qui est encore loin d’être complètement atteint. Nulle part donc l’opinion moderne, d’après laquelle la science n’est pas quelque chose déjà à l’état d’existence, quelque chose d’achevé, mais une chose qu’il faut en grande partie d’abord créer, ne trouve mieux son application qu’en philosophie. Et cependant aucune autre branche des sciences n’a conservé dans nos universités à un plus haut degré que l’enseignement philosophique une forme qui nous est devenue étrangère et qui est une suite naturelle de cette opinion du moyen âge, d’après laquelle toutes les sciences existent déjà à l’état complet. C’est la philosophie qui à principalement besoin de ce genre de culture qui a si bien réussi pour les sciences naturelles et aussi pour l’histoire. Ce sont surtout les professeurs de philosophie qui, pour parler avec Freitag, devraient regarder comme leur devoir de déployer l’activité du fabricant et non pas seulement celle du marchand, qui ne devraient pas se contenter de répandre seulement les marchandises, mais qui devraient avant tout créer des valeurs réelles. Malheureusement l’enseignement, tel qu’il est constitué dans nos universités, rend difficiles à ces professeurs le travail personnel et les vastes recherches scientifiques.

Il est évident qu’une pareille situation ne devait pas répondre aux vues d’un homme comme Lotze, qui avait formé ses idées sur la