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corps sociaux fait le fond de l’économie politique d’A. Smith. Il ne pouvait en effet y avoir une science des phénomènes de la richesse qu’à partir du jour où il serait reconnu que ces phénomènes, loin de dépendre de combinaisons artificielles et arbitraires, sont régis par des lois, comme tous les autres, et c’est cette vue qui devait conduire à reconnaître les principes de la science sociale. Partant de cette idée, on devait comprendre tôt ou tard que le corps social a, comme les autres, sa vie propre, que ses différentes parties s’ordonnent d’elles-mêmes pour la réalisation des fins communes, que leur conspiration harmonique est l’œuvre de la nature et ne nécessite l’intervention d’aucun pouvoir étranger, supérieur à la volonté des citoyens. Par là, la théorie de la liberté politique allait être établie sur son véritable fondement, le secours de l’État n’étant plus invoqué que là où le concours spontané des individus trahit une impuissance manifeste[1]. Smith pousse même trop loin cette théorie, comme il arrive à tous ceux qui découvrent une vue nouvelle et qui sont forcés de réagir contre une erreur invétérée. Il veut réduire les fonctions de l’état à trois, la défense de l’indépendance nationale vis-à-vis de l’étranger, le maintien des droits individuels, l’entretien des routes et des écoles élémentaires[2]. Mais s’il se trompe à son tour en réduisant l’état à un rôle négatif, s’il veut à tort en faire en quelque sorte le simple spectateur du travail national, le témoin indolent des compétitions par lesquelles les individus procurent d’eux-mêmes et sans le savoir le bien public, du moins il pose les bases de la science sociale en montrant que les sociétés ont toutes passé par certaines phases inévitables (chasse, élevage des troupeaux, agriculture et industrie), qu’elles s’acheminent par la division croissante du travail à un état de perfection et de progrès, et que les causes qui ont établi à l’origine la subordination de tous à un même pouvoir sont encore celles qui soutiennent l’autorité des gouvernements actuels, bien qu’elles agissent plus fortement (vol. III, livre V, section II).

Ainsi l’économie politique d’A. Smith dépend, comme sa morale, d’une certaine conception de la vie des sociétés, de ce qu’il appelle le système social ; toutes deux apparaissent pour la première fois dans les temps modernes comme les parties d’une science plus vaste, ayant la société pour objet et empruntant aux sciences de la nature leur méthode. La morale individuelle, qui, au mépris des intérêts collectifs, assigne à chaque homme comme but unique les destinées ultérieures de son âme, était irrévocablement atteinte.

  1. Vol. II. livre IV. ch. v. § 4 : « L’effort naturel de chaque individu… est un principe su puissant, etc. »
  2. De la richesse des nations, vol. III, ch. i, livre V.