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idéal[1], s’il ne gardait pas un pouvoir d’action (bonnes et mauvaises inspirations) sur les tourbillons rectilignes des êtres vivants.

Mais de la sorte l’univers n’en acquiert pas moins une force vive psychique qui va toujours en s’accumulant aux dépens de la force vive mécanique. S’il en était toujours ainsi, les phénomènes du monde sensible finiraient par s’arrêter. Il faut donc que l’explosion finale de chaque monde soit assez forte pour détruire une certaine quantité d’âmes, les pires, parce que leur mouvement n’est point en harmonie suffisante avec l’ensemble, L’évolution recommence donc avec la même quantité de mouvement psychique, mais de meilleure qualité ; le progrès dans ce sens est indéfini. La limite idéale de ce progrès serait l’harmonie universelle de tout le mouvement psychique, conception qui correspond à celle du Dieu personnel, absolument invariable et souverainement parfait. Les théories spiritualistes nous indiquent donc où nous allons, comme les matérialistes nous disent d’où nous venons ; c’est aux doctrines panthéistes de M. Tissot qu’il faut demander ce que nous sommes.

Je ne discuterai point des fantaisies d’aussi haut goût ; elles sont un peu passées de mode depuis le Timée, où elles n’ont pas d’ailleurs la prétention d’être autre chose qu’un mythe. D’autre part, M. Tissot nous dit bien comment on peut faire cadrer, d’une façon plus ou moins forcée, son système physique avec les postulats de son sens intime, la liberté et l’immortalité de l’âme ; mais il ne discute ni ces postulats, ni les autres réponses qu’ils ont reçues. Il n’aborde pas de fait le terrain propre de la philosophie.

Je bornerai donc ici mon analyse de son livre, tout en regrettant de me voir forcé de laisser mon lecteur sous une impression qui peut facilement lui faire prendre le change sur la valeur incontestable de l’ouvrage. Comme physicien, quand il a devant lui, sinon des guides, au moins des modèles, comme Secchi, Saigey et Boucheporn, M. Tissot raisonne d’une façon plus serrée et donne des explications moins aventureuses que quand il s’agit des phénomènes psychiques ; mais, même sur ce dernier terrain, je me plais à relever sa thèse sur la possibilité de concilier la liberté avec le mécanisme des agents naturels. J’ai déjà eu l’occasion de soutenir ici même cette thèse après M. Naville[2], et je persiste à penser que, quelque lourds et inviolables que la science nous montre jamais les liens dont la nécessité nous enserre, ils nous laisseront toujours assez de jeu pour croire à un clinamen, comme aux temps de « Lucrèce et du vieil Épicure ».

Paul Tannery.

  1. L’auteur est obligé de supposer que les mouvements de ces tourbillons rectilignes peuvent coexister distinctement en un même point de l’espace. Nous ne sommes donc plus dès lors en face d’une substance, mais d’une fantaisie sur l’espace pur.
  2. Revue philosophique, mars 1879, 265 ; nov. 1819, p. 487 et suivantes.