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ANALYSES. — BENNO ERDMANN. Kant’s Kriticismus.

mation de sa théorie du moi attaquée par Garve et Pistorius. Cette démonstration de l’existence du moi est le pendant de la démonstration de l’existence des choses en soi. Seulement il y a cette différence. Pour faire admettre un substrat permanent des phénomènes internes, il est ici de toute impossibilité de chercher un point d’appui parmi ces phénomènes, dont le flux est perpétuel : il faut, bon gré mal gré, que l’existence du moi soit posée comme immédiate. Or impossible d’employer à cet effet la catégorie de l’existence, ni comme catégorie pures ni comme catégorie empirique. Restait une seule issue : considérer l’ « existence » comme avant-catégorie (noch nicht Kategorie, noch keine Kategorie), et c’est la solution à laquelle Kant se résigne. « Les modes de la conscience de soi dans la pensée pure, dit-il, ne sont pas encore des catégories, » et conséquemment la conscience du sujet déterminant ne saurait être un objet du sens interne (paralog. de la R., texte original de la deuxième éd., page 407 ; — Cf. ibid., p. 492, note : die Existenz ist hier noch keine Kategorie).

La théorie du moi, pas plus que la doctrine des choses en soi, ne trouve là sa conclusion dernière : Kant le sent fort bien. Cette conclusion est renvoyée à la Raison pratique. « Supposé que l’on découvre plus tard, est-il dit à la fin de la critique de la psychologie rationnelle, des lois morales à priori…, alors se découvrirait une spontanéité du moi par laquelle notre existence (Wirklichkeit) serait déterminable sans avoir besoin de recourir aux conditions de l’intuition empirique. » Ainsi se trouve affirmée une fois de plus la possibilité d’un usage transcendant, mais pratique, de la raison. Comment Kant peut-il y prétendre sans contredire le résultat critique de la déduction ? L’artifice de tout à l’heure nous l’explique : cela est possible à la condition de considérer les catégories à l’état de « noch nicht Kategorien », à l’état de « fonctions logiques », les catégories mêmes ne devant à aucun litre, bien entendu, servir de moyens ou d’instruments de construction. Pour réaliser et incarner en une existence définie l’idée théorétique l’intuition empirique continuera d’être rigoureusement interdite : mais les data à priori sont là pour suppléer à l’insuffisance et à l’incapacité de celle-ci.

La préface de la seconde édition déclare que rien n’a été changé « ni aux propositions mêmes de la première Critique, ni à leur mode de démonstration. » Evidemment le « Hume prussien » se trompe, mais de bonne foi : la métamorphose était moindre pour lui, et moins visible, qu’elle ne l’est pour le lecteur. Commencée avec les Prolégomènes la déformation de la pensée kantienne s’achève avec la Critique de la raison pratique, où Kant ne craint plus de présenter la morale et ses principes comme la clef de voûte de tout son édifice philosophique. De sorte que, après avoir usé de la plus merveilleuse puissance d’analyse pour démontrer le néant de tout dogmatisme métaphysique, la vanité de toute monadologie, Kant ramène la vieille ontologie, vaincue et mourante, par une porte dérobée, celle de l’impératif catégorique.