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duction, il corrige et ajoute : « au point de vue de la spéculation[1]. » Et, comme si cet aveu ne suffisait pas, il essaye d’établir dans la préface (voy. trad. Barni, p. 80) qu’aux deux points de vue, pratique et spéculatif, « elle a une utilité positive de la plus haute importance. » Désirez-vous savoir en particulier quelle est cette utilité de la critique par rapport à la métaphysique ? En établissant que les objets doivent se régler sur nos connaissances à priori, intuitions pures, concepts, idées, la Critique révolutionne toute la méthode : elle n’explique pas seulement comment la connaissance à priori est possible ; elle nous donne, ce qui ne vaut guère moins, les lois à priori de la nature ; elle replace la métaphysique dans la route royale. Il s’agit de « l’établissement d’une solide métaphysique, appelée à mériter le nom de science, et qui pour en être digne doit être nécessairement traitée d’une manière dogmatique. » et la méthode à suivre n’est autre que « la méthode sévère de l’illustre Wolf, le plus grand des dogmatiques ! » Impossible d’en douter : ce langage dépasse les discrètes indications de la première édition sur les rapports de la critique et de la morale ; la pensée a dévié.

Ce changement de front doit être expliqué, De toutes parts on avait attaqué, répudié, condamné « l’idéalisme universellement destructeur » de la première édition (alles zermalmende Idealismus) : Mendelssohn plus qu’aucun autre avait abusé de cet argument. C’était un obstacle : et un grave, à la diffusion des idées critiques, à leur vulgarisation, si l’on réfléchit à la situation philosophique de l’époque, à l’influence encore souveraine du théologisme. Le reproche, on le sait, avait vivement frappé Kant : il se sentait forcé de réagir contre une fausse interprétation. Le changement est d’ailleurs plus apparent que réel, La première édition disait : La Critique laisse intact le but suprême de la raison pratique (la question morale), attendu que si au point de vue spéculatif on n’a aucune raison d’affirmer l’immortalité, la liberté, Dieu, la critique nous laisse l’espoir d’être plus heureux au point de vue pratique. Ici, on parle de « supprimer le savoir pour faire place à la croyance ». Mais les grandes lignes restent. — Quant à l’utilité positive de la critique au point de vue spéculatif, ne nous y trompons pas, elle est nulle ; c’est une fausse piste. Toute connaissance transcendante, toute métaphysique dogmatique est une chimère : voilà le centre de gravitation invariable de la pensée critique. Preuve : dans le « passage à la déduction transcendentale, » il est encore parlé de cette utilité spéculative positive ; mais ce que Kant met au premier plan, c’est encore et toujours cette conclusion « que les catégories sont les conditions à priori de la possibilité de l’expérience » et n’ont pas d’autre usage légitime.

  1. La traduction Barni enregistre cette importante correction (Introd. § VII, p. 68), sans en signaler la date. Il serait à souhaiter que cette traduction, d’ailleurs si méritoire, fût mise au niveau des travaux récents sur Kant et le texte corrigé de la Critique.