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du monde intelligible des choses en soi. » Pour le reste, la liberté est toujours conçue comme une « idée transcendantale » dont la réalité, dont la possibilité même ne saurait être démontrée, On n’explique en effet une chose qu’à la condition de la ramener à des lois dont l’objet peut être soumis à quelque expérience possible. Le Grundlegung est donc sur ce point d’accord avec la Critique : ce que Kant veut y montrer, ce n’est pas que la liberté est réelle, mais c’est que comme idée elle est nécessaire. Toutefois la liberté pratique dont il nous parle n’est-elle pas incompatible avec le concept cosmologique de la liberté, comme l’à-priori pratique avec le théorétique ? Pour la Critique, l’idée de liberté n’était rien qu’un concept non-contradictoire placé en face de la causalité empirique, l’entendement et la raison se rattachant à celle-ci. Ici, cette même idée, à titre de supposition nécessairement impliquée dans la notion de loi morale inconditionnelle, nous fait réellement libres au point de vue pratique, et la causalité empirique vis-à-vis d’elle n’a d’autre objet que de transformer le pur vouloir en devoir ou nécessité empirique. De toute évidence, le « royaume des fins » n’est plus ici une simple hypothèse bonne pour l’usage polémique de la raison ; il est métamorphosé en « concept très fécond » pour les besoins de la morale, il devient d’un usage très nettement positif. La théorie de la Grundlegung a donc pour dessous une vraie monadologie. À son insu, sous l’impression des attaques dirigées contre sa théorie des choses en soi, Kant en vient à faire de ce concept une application morale tout à fait inattendue, et sans contredit excessive autant qu’inutile.

En résumé, Kant, dans tous ses écrits, obéit à une même et constante impulsion : combattre les interprétations idéalistes de sa Critique, en montrant que l’hypothèse des choses en soi, comme soumises à des lois régulières mais libres, est une partie nécessaire, intégrante de sa doctrine. Par là même, Kant se ménage insensiblement un sous-sol dogmatique, et cette évolution de sa pensée se trouve accélérée au plus haut degré par l’élaboration de ses idées morales, En 1781, certes, il n’aurait jamais pu prévoir lui-même rien de pareil.


III

La rédaction définitive de la Critique (1787) consacre cet important résultat ; mais, loin de s’y tenir, elle le dépasse : la transformation du système dans le sens indiqué tout à l’heure aboutit à une reconstruction étrange, d’autres diraient à un renversement total de la doctrine.

Deux mots sur les changements matériels de cette deuxième édition « hin und wieder verbesserte ». Les parties refaites en entier sont la préface, la déduction des catégories, la critique de la psychologie ra-