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ANALYSES. — BENNO ERDMANN. Kant's Kriticismus.

La querelle spinoziste influa moins sur les pensées de Kant. Mendelssohn lui ayant envoyé ses Matinées, Kant eut l’idée d’une réplique. L’argumentation de Mendelssohn contre l’idéalisme l’obsédait : de là l’écrit Was heisst sich im Denken orientiren  ? réfutation expresse de Mandelssohn. Il lisait alors avec avidité les Lettres de Jacobi sur Spinoza. Mais, en fin de compte, il se déclare tout aussi « incapable d’entendre les commentaires de Jacobi que le texte de Spinoza lui-même » Invité à se défendre du soupçon de spinozisme, il répond que sa critique du dogmatisme en est la ruine, et il fait écrire par Schüz que les démonstrations de Spinoza ne sont que de vaines apparences de démonstrations métaphysiques[1].

Entre plusieurs écrits d’ordre scientifique publiés alors les Principes métaphysiques de la science de la nature méritent une mention spéciale. La première édition de la Critique en avait annoncé la publication très prochaine, avant toute autre nouvelle : et pourtant Kant publiait en 1783 ses Prolégomènes, et seulement en 1786 cette Métaphysique de la nature. C’est là un retard significatif : Kant, visiblement, attache beaucoup moins d’importance à la théorie des sciences qu’à sa lutte contre le dogmatisme métaphysique. On doit regretter qu’à cet ouvrage Kant n’ait pas joint les Principes métaphysiques de la science de l’âme qu’il promettait à Schütz en septembre 1785, et qu’il n’a point écrits. Sa théorie du sens intime en eût reçu sans doute plus d’éclaircissement que n’en fournit la deuxième édition de sa Critique.

Cependant l’éthique kantienne, méditée depuis 1782, se constituait peu à peu, et profitait même des attaques dirigées contre la Critique pour se développer. En 1785 paraissent les Fondements de la métaphysique des mœurs.

Malgré l’assertion ici émise que la raison pratique et la raison spéculative ne sont au fond qu’une seule et même raison, le changement de point de vue éclate d’un bout à l’autre. Comparez par exemple l’a priori pratique et l’a priori théorétique, et le rapport de l’un et de l’autre à l’empirique. Pour la raison spéculative l’empirique, c’est la matière qui nous est donnée conformément aux règles de l’expérience ; l’apriorique, c’est la forme indépendante de l’expérience qui nous permet d’ordonner cette matière. L’empirique de la raison pratique, c’est « la direction particulière de la nature humaine, et la somme de circonstances accidentelles où celle-ci est placée, bref la condition anthropologique de l’homme ; l’apriorique, « ce qui est valable pour tous les êtres raisonnables en général, conséquemment ce qui doit être dérivé du seul concept général d’être raisonnable. » Tout autre encore est le rapport de l’apriorique à l’empirique pour les deux raisons. La loi morale à priori, quoique étant une proposition synthétique n’est point la forme d’une expérience possible, mais une « loi du monde intellectuel,

  1. M. B. Erdmann emprunte à l’article de Schütz une lettre jusqu’à ce jour inédite de Kant, dont il démontre l’authenticité. Elle expose l’opinion personnelle de Kant sur l’ouvrage de Mendelssohn, (Voy. Kant’s Kriticismus, page 145.)