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G. TARDE. — la psychologie en économie politique

pouvant juger à bon droit son travail le plus productif de tous, doit prélever dans les profits une part exceptionnelle. Sans la première de ces réserves, personne ne voudrait être ouvrier ; sans la seconde, personne ne voudrait être entrepreneur. La compensation du désir par la foi, et vice versa, dont j’ai cité tant d’exemples, explique cela sans peine.

On voit maintenant en quoi le prix forcé, fatal, diffère du prix juste et désirable. Le premier, déterminé par l’égoïsme pur (abstrait, par hypothèse, de tout sentiment désintéressé) d’un vendeur ou d’un acheteur, d’un ouvrier ou d’un patron, qui peut imposer sa loi, résulte d’une pesée psychologique dont les poids à équilibrer sont des doses de désir ou de croyance dépensées par un même individu. Le second, déterminé par le désintéressement pur d’un spectateur fictif, s’obtient par la mise en balance de doses de foi ou de désir inhérentes à plusieurs individus distincts. C’est la solution d’un problème bien autrement ardu que le précédent, puisqu’il s’agit de confronter et de mesurer des sensations ou des groupes de sensations non seulement autres, mais encore éprouvées par des individualités autres, et de franchir à la fois un double abime, l’altérité des personnes et l’altérité des sensations. On ne doit donc pas s’étonner si la notion du juste prix, malgré l’ardent effort de poursuite dont elle a été l’objet, est restée obscure. Mais ce qui serait encore plus surprenant, ce serait que, malgré cette obscurité, elle ne répondit à rien de réel. Si vraiment elle repose sur quelque chose de solide, si la conscience de l’humanité tout entière ne nous trompe pas en ceci, il n’y a pas de plus puissant argument à faire valoir en faveur de notre idée principale.

Terminons ce chapitre en remarquant que le progrès économique des sociétés ajoute sans cesse de l’importance à notre point de vue tout psychologique. L’industrie en grand, la fabrication perfectionnée, doit prévoir les besoins de la consommation future, au lieu d’attendre patiemment, suivant l’habitude des petits fabricants, la commande directe du client. Le progrès industriel oblige donc l’entrepreneur à l’audace, à la considération attentive des moindres degrés de sa croyance dans l’étendue et l’intensité des désirs futurs du consommateur. Il doit monter et descendre mille fois l’échelle immense qui va du doute à la conviction positive et négative, échelle dont les petits fabricants ne connaissent que le dernier échelon, la conviction parfaite. Si le fabricant moderne exigeait la certitude avant de se lancer, il serait aussi facilement distancé par ses rivaux qu’un philosophe ou même un savant de nos jours qui aurait la même exigence. — Il faut faire des hypothèses en philosophie, induire dans