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dont ils avaient occasion de parler. J’ai lu quelque part qu’il existait des nations sauvages dont la langue n’exprimait que les trois premières distinctions du nombre » (p. 286). En général, les tangues se simplifient et se régularisent avec le temps, mais elles s’alourdissent et se décolorent aussi.

Les plus importants de ses travaux se rapportant au même sujet sont ses Essais sur l’histoire des sciences, et notamment son Histoire de l’astronomie, si justement préconisée par A. Comte. La science n’y est pas considérée comme un ensemble de vérités absolues ; elle n’y est donnée que comme un moyen de faire cesser l’étonnement et le malaise de l’esprit en présence de l’inconnu. Quand nous rencontrons en effet un objet qui se refuse à entrer dans l’une des classes précédemment établies ou un fait qui ne se rattache à aucun antécédent déterminé, nous avons une peine extrême à concevoir l’un et l’autre, et l’effort que nous devons faire pour les imaginer est tel que, si nous étions tout à coup transportés dans un monde où tous les phénomènes auraient ce caractère, notre raison devrait infailliblement succomber. Aussi travaille-t-elle depuis le commencement du genre humain moins encore à s’assurer une prise sur les choses de la nature pour les plier à son usage qu’à mettre un lien entre toutes leurs disparates, à combler les lacunes qui les séparent et à en faire un système unique, facile à saisir d’une seule vue. Sous cet aspect, le science nous apparaît, de même que le langage, comme une sorte de mécanisme, composé non plus de mots, mais d’idées, dont l’arrangement toujours provisoire a pour but de faciliter le mouvement de la pensée et subit à mesure des besoins des modifications incessantes. Ce mécanisme se complique d’abord quand il y faut admettre des phénomènes nouveaux qui étaient restés jusque-là en dehors des systèmes antérieurs, mais aussi il tend toujours à se simplifier, et l’on trouve à la fin « quelque principe de liaison générale par lequel on réunit en un seul groupe tous les phénomènes discordants qu’offre une classe entière d’objets » (p. 203, tome I des Essais). La pensée devient ainsi toujours plus forte et se sent plus capable chaque jour d’absorber les données de l’expérience réfractaires à l’ordre et à la loi. À l’origine, elle se servait d’expédients grossiers pour établir quelque liaison entre les phénomènes épars : de même que les machines grossières dont les rouages sont reliés çà et là par des attaches nombreuses et compliquées, la science des premiers hommes exigeait des recours multipliés à la volonté capricieuse des dieux. C’en était assez pour satisfaire leur chétive curiosité : mais, en l’apaisant ainsi, ils aggravaient le sentiment de leur faiblesse, né des conditions précaires de leur existence, et redoublaient la terreur instinc-