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G. TARDE. — la psychologie en économie politique

tions. Ces derniers analysent, par exemple, le mot richesses, qui est en économie politique ce que la force est en mécanique, la chose fondamentale dont il s’agit d’étudier la production, la direction et la dépense. La richesse, qu’est-ce ? Les troupeaux du peuple pasteur, la terre labourée du paysan, la cassette de l’avare, le cachemire d’une femme, etc., autant d’objets, autant de plaisirs spéciaux, sans rapport aucun, sans mesure commune, disent-ils…[1]

S’ils disent vrai, l’économie politique repose sur un flatus vocis, ou sur un terrain étranger à la science, car il n’y a pas de science du qualitatif comme tel. Et l’on doit convenir avec Cournot, dans ce cas, que le commun dénominateur des valeurs, la monnaie soit métallique soit fiduciaire, est purement fictif et conventionnel. Mais si, conformément à notre manière de voir, on fait sa juste part à chacune de ces deux écoles, on comprend pourquoi, malgré l’érudition, l’esprit, le bon sens aiguisé, déployés par la seconde, la première est inexpugnable. Elle serait pourtant bien plus forte si elle avait conscience de sa véritable raison d’être, à savoir la possibilité théorique de mesurer la foi et le désir. Je dis théorique, et cela suffit pour qu’il y ait lieu à une science économique. Mais ce qui empêchera toujours cette science de se fixer, de se formuler en lois exactes et vérifiables, c’est l’impossibilité de mesurer pratiquement, commodément, la croyance et le désir, si ce n’est parfois en bloc et avec des approximations insuffisantes.

Quand, par hasard, les économistes ont appuyé sur l’idée de désir plutôt que sur celle de services, ils en ont fait un usage assez malheureux. Par exemple, ils ont donné pour source à la production le désir de la richesse. Le désir de la richesse est en économie politique ce que le désir du bonheur est en morale, une pure tautologie. Autant vaudrait dire le désir du désiré, puisque le fait même d’être désiré individuellement élève un état de l’âme quelconque au rang de bonheur, et que le fait même d’être désiré généralement élève un objet où un service quelconque au rang de richesse. Encore faudrait-il distinguer entre le désir de produire la richesse, ce qu’on appelle travail, et le désir de l’acquérir ou de la retenir, pour la transformer en satisfactions personnelles, ce qu’on appelle consommation.

Un désir ne devient économique que s’il consiste soit à produire une chose ou un travail destinés à autrui, soit à employer la chose ou le travail d’autrui. Mais travailler ou se déposséder pour quelqu’un, c’est être utilisé par lui ; déposséder ou faire travailler quel-

  1. Voir notamment Revue des Deux-Mondes, 1er avril 1881. article de M. de Laveleye.