Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 12.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
233
G. TARDE. — la psychologie en économie politique

quantitative et théoriquement mesurable du désir et de la foi[1]. On peut faire reposer le vrai sur une conformité des pensées à des principes soi-disant innés, le bien sur une conformité des actes à une loi divine ou à l’impératif catégorique. Mais l’utile, sur quoi l’appuyer, sinon sur des goûts humains et des opinions humaines ? En économie politique, donc, nul moyen de fuir dans le ciel si la terre échappe. Toutes les prescriptions de cette science se fondent sur des jugements d’utilité générale plus ou moins grande ; toutes ses formules expriment ou prétendent exprimer les rapports d’entités singulières croissantes ou décroissantes simultanément, qui sont traitées par elle comme de vraies quantités : le travail, le crédit, le capital, la valeur, etc. Or, assurément, ce ne sont point là de vraies quantités ; mais, non moins certainement, il y a quelque chose de quantitatif en elles, et j’en dirai autant de tout ce qui, dans le langage courant, est considéré comme susceptible de plus et de moins, comme supérieur ou inférieur à autre chose. Toutes les fois, donc, qu’un économiste emploie, comme il y est bien forcé, ces expressions usuelles de resserrement ou d’extension du crédit, d’augmentation de la richesse, de progrès du bien-être et de l’activité, etc., ou il parle pour ne rien dire, ou il affirme implicitement que ces diverses collections ou amas des choses en apparence les plus hétérogènes (le travail, amas d’efforts musculaires ou intellectuels des plus variés ; le capital, amas d’approvisionnements de toutes sortes ; le crédit, groupe d’actes de foi, etc.), sont, au fond, des sommes de choses homogènes et comparables, qu’il s’agit de dégager. Là est la difficulté : quelles sont ces choses ? On a répondu jusqu’ici : les degrés de peine ou de jouissance qui accompagnent les états d’esprit multiformes groupés de la sorte. Telle est l’analyse incomplète des utilitaires. Méconnaissant absolument l’élément intellectuel et judiciaire, paraissant cependant à fleur de terre dans le crédit ; et s’obstinant à ne voir dans la sécurité qu’un avantage réductible en agréments, dans l’effort qu’une douleur plus ou moins vive, plus ou moins prolongée, ils ont cru résumer en ces deux mots, peine et jouissance, l’alpha et l’ôméga, la cause et la fin de l’économie politique. L’idéal, ce serait de se procurer, avec un minimum de peine, un maximum de jouissance.

Mutilation énorme qui, loin de rien éclaircir, embrouille tout. Car

  1. Il est fâcheux que par foi on entende à tort, généralement, foi religieuse. La foi religieuse est plutôt un violent désir d’être tout à fait convaincu qu’une conviction parfaite, c’est-à-dire involontaire et calme, inconsciente et stable au fond de l’esprit, à la façon d’un théorème, où comme la croyance en l’existence objective des choses qui nous environnent.