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le commentaire théorique et historique du criticisme indispensable à toute étude exacte de la révolution philosophique de 1781.

Représentons-nous d’abord, pour bien comprendre ce qui va suivre, la situation spéculative de l’Allemagne à cette époque.

Une atonie générale, un immense vide intellectuel, une incroyable confusion d’idées décorée du litre d’éclectisme, voilà le fait visible, dominant, La métaphysique, dont Wolff avait été l’oracle durant près d’un demi-siècle, n’avait point survécu à ce dernier : il l’avait frappée à mort, sans le savoir, le jour où, dérivant le principe de raison suffisante du principe de contradiction, il avait rendu méconnaissable pour tout le monde l’opposition caractéristique du rationalisme et de l’empirisme. Point de grande école, mais des groupes nombreux. D’abord les éclectiques populaires ou « philosophes mondains », Garve, Engel, Mendelssohn ; puis les éclectiques universitaires et académiques, Tetens, Platner ; à côté, les philosophes du sentiment, Hamann, Herder, Jacobi ; en dehors et bien à part, le piétisme. Avec l’importation bruyante des doctrines anglaises et françaises, la tendance utilitaire a fini par emporter, et la philosophie semble avoir emprunté sa définition à l’Aufklärung : « système d’anthropologie morale ». « À une telle époque, la critique de la raison pure devait faire l’inévitable effet d’une œuvré absolument incommensurable, Aucune des hypothèses par lesquelles on avait accoutumé de passer au début des écrits philosophiques ne s’y trouvait prise pour base. En fait d’explications psychologiques où anthropologiques, rien ; bien que d’une manière indirecte plus d’u ordre d’événements psychiques en reçût une éclatante lumière. Les lambeaux de métaphysique que l’on retenait encore, surtout dans les ouvrages de théologie, comme fondements indiscutables et parfaitement intelligibles de la spéculation, y étaient réduits en poussière. Et malgré cela une métaphysique à figure nouvelle y apparaissait, au sommet de toutes les sciences, à une place infiniment plus haute qu’on eût pu l’imaginer. D’un autre côté, la destination pratique de la philosophie, ce souci du jour, s’y trouvait reléguée à l’écart, au second plan, en toute rigueur. À la place des théories ordinaires du bonheur moral, de brèves et obscures indications d’une éthique qui, rapprochée du contenu tout différent de l’ouvrage, devait paraître aussi inconciliable avec l’œuvre que celle-ci l’était avec la spéculation régnante. Ajoutez qu’on n’y trouvait rien de ce que chaque philosophe du temps faisait entrer soigneusement en ligne de compte, les artifices habiles en vue d’exciter la curiosité ou de ménager les idées du gros public. Et, pour comblé, on étalait sous les yeux du lecteur, aussi bien au point de vue du détail des conceptions que de la solidité et de la cohésion de l’ensemble, des prétentions comme cela ne s’était jamais vu dans la Philosophie de l’école depuis Descartes et Leibniz. »

Pénétrons avec M. B. Erdmann au cœur même de l’œuvre.