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sur plusieurs points l’ingénieux auteur a quelque peine à empêcher sa morale de chavirer dans l’hygiène et à maintenir la distinction qu’il établit entre l’éducation morale et l’éducation physique.

Pour le goût, qui joue un si grand rôle dans la vie enfantine, M. Perez est d’avis qu’il ne faut ni le réglementer avec excès, ni l’abandonner entièrement à son instinct. Il critique à la fois Locke, qui se défie des appétits naturels et réprime avec tant de sévérité le goût désordonné des enfants pour le sucre et les friandises, et Herbert Spencer, qui, par un excès contraire d’optimisme, salue dans chaque appétit instinctif un guide sûr et infaillible, un besoin qu’il faut s’empresser de satisfaire sans rechigner. M. Perez a bien raison de réclamer un juste milieu entre ces deux exagérations également funestes. Mais s’est-il aperçu que toutes ses considérations fort justes sur la nourriture des enfants n’ont qu’un rapport éloigné avec le sens du goût proprement dit, qui ne doit pas être confondu avec l’appétit de la faim et de la soif, avec le besoin de manger et de boire ?

C’est encore par un lien fictif que l’auteur rattache au sens du goût la question de savoir si l’enfant doit être admis ou non à partager la table de ses parents. Question d’ordre intérieur, de discipline générale, qui se résout selon l’idée qu’on se fait du rôle des parents dans l’éducation, et où l’éducation du goût n’est, on l’avouera, que fort médiocrement intéressée. Il arrive parfois à l’auteur, comme à tous ceux qui abusent de l’analyse, de ne pouvoir remplir les cadres trop multipliés de sa division un peu arbitraire qu’à la condition de sortir du sujet.

Louons du moins tous les passages de cette première partie où est établie la nécessité de soustraire l’enfant à toutes les sensations violentes, qui ébranlent son esprit, qui par leurs secousses inattendues peuvent le rendre inquiet et troublé pour la vie. M. Perez sent le prix des sensations modérées, régulières, normales, qui sont comme les premières assises d’un caractère sage, ami de l’ordre, peu enclin aux nouveautés étranges.

Louons aussi la tendance à réclamer pour l’enfant l’accoutumance aux impressions pénibles et désagréables qui trempent et fortifient l’âme, qui aguerrissent et pour ainsi dire épaississent la sensibilité. Ce n’est pas que M. Perez veuille suivre dans leurs excès les pédagogues qui ne tiennent pas compte de la délicatesse et de la faiblesse des enfants, et qui, comme Locke, les soumettent à toutes les intempéries, d’après ce prétendu principe que « les gens du monde doivent élever leurs enfants comme les bons paysans élèvent les leurs ». C’est Mme de Sévigné qui a raison en cette matière, quand elle dit : « Si votre fils est bien fort, l’éducation rustaude est bonne ; mais, s’il est délicat, je pense qu’en voulant le faire robuste on le fait mort. » Locke lui-même n’était pas en tout point un partisan de l’éducation rustaude. « Que la vie de l’enfant, disait-il, soit aussi douce que possible, qu’elle s’écoule dans la pleine jouissance de tout ce qui peut innocemment la charmer. »