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qu’on a appelé une phase organique. Il faut donc que le positivisme contemporain, tout en recueillant ce qu’il y a de salutaire dans le criticisme de Hume, se garde bien de conserver sa critique négative des facultés ; il agira sagement même en n’acceptant que sous réserves ce scepticisme mitigé auquel en dernier recours l’auteur des Essais s’abandonne. Il consiste simplement en une limitation des recherches scientifiques aux objets qui sont à la portée de l’intelligence humaine, c’est-à-dire aux phénomènes ; il suppose par suite qu’il y a un au delà que cette intelligence ne peut atteindre. C’est précisément le fond du positivisme actuel, soit qu’il refuse, comme l’a fait le positivisme français, d’agiter les problèmes transcendants, soit qu’il leur donne, comme l’a fait le positivisme anglais, une solution ambiguë, faite en même temps pour maintenir l’accès libre à la métaphysique transcendante et pour décourager les philosophes de le tenter. Or qui ne voit que, mitigé ou non, c’est toujours un scepticisme, c’est-à-dire cette même doctrine qui déclare une partie du monde inaccessible à la connaissance et une partie de nos facultés en contradiction avec le reste ? Tant que tout ce qui est ne sera pas soumis à la science, tant que tout le domaine de la pensée ne sera pas aplani, ouvert dans toutes les directions aux investigations successives de l’expérience, un trouble subsistera au fond de la conscience humaine, et le pessimisme y aura place avec le doute. Certes, ce que nous saurons sera toujours bien peu de chose à côté de ce qu’il nous restera à découvrir, et il faudra toujours que l’esprit se prenne lui-même dans quelqu’une de ses impulsions primitives comme un point de départ au-delà duquel on ne peut remonter momentanément ; mais la paix et un espoir indéfini pénétreront dans l’esprit de l’homme le jour où il sera persuadé qu’entre ce qu’il sait et ce qu’il ignore il n’y a aucune différence de nature, et par conséquent point de barrière infranchissable. De ce jour, l’univers ne sera plus pour lui ce cachot dont parle Pascal, ce coin où l’enserre de toutes parts un inconnu redoutable ; ce sera sa demeure naturelle, qu’il dépendra de lui d’explorer en tous sens, d’améliorer et même d’embellir. Quand on a quitté l’optimisme leibnizien, il faut aller jusqu’au bout du naturalisme pour en retrouver un autre.

Il nous reste à étudier la décadence et la fin de l’École écossaise : du vivant même de Hume, son déclin avait commencé.


A. Espinas.