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cohérente et constante, c’est-à-dire ce qui est pensé, mais que par cela même ce qui pense est plus réel : encore. Dans quelles conditions toute pensée s’offre-t-elle à nous ? Toute pensée est, comme l’a bien vu Hume, un consensus d’états de conscience. C’est ce consensus, c’est ce tout complexe, ses éléments compris, qui est la mesure de la réalité et de celle des autres êtres. C’est lui qui doit remplacer de nos jours l’ancienne substance, qui n’était, à vrai dire, que son image défigurée. Est illusoire tout ce qui n’est pas lui, ou analogue à lui, ou inhérent à lui. Si Hume n’avait pas méconnu cette unité organique de la conscience, il n’eût pas, par son « nihilisme », causé le scandale des philosophes de ce siècle, et il n’eût pas suscité contre la philosophie empirique une réprobation qui dure encore.

Hume n’a pas agité expressément la dernière question que nous avons posée : De l’existence de la société comme conscience. Çà et là, il est vrai, quelques paroles lui échappent, qu’il est curieux de rapprocher de sa définition de l’esprit (une république de perceptions), quand il dit par exemple que tout gouvernement repose sur l’opinion (sur un consensus d’idées), et que « tout gouvernement traverse certaines périodes de développement, que la mort enfin est inévitable pour un corps politique aussi bien que pour un animal ; » ou quand il écrit les lignes suivantes : « Ces récits de guerres, d’intrigues, de factions et de révolutions sont autant de collections d’expériences qui permettent au politique et au moraliste de fixer les principes de la science, de la même manière que le physicien et le naturaliste apprennent à connaître la nature des plantes, des minéraux et des autres objets extérieurs par les expériences qu’ils recueillent sur ces divers sujets. » Par là, il reconnaît implicitement que la société est un corps naturel, sinon vivant. Et en effet il a appliqué cette méthode expérimentale dans ses essais économiques, où la statistique joue un grand rôle. Mais il n’en est pas moins certain que d’autre part il pense que la politique peut être construite à priori sur l’examen des constitutions, et qu’il partage sur ce point l’erreur de presque tout son siècle. Il eût donc été disposé à nier le consensus organique et psychique des êtres sociaux plus encore que celui des êtres individuels ; mais n’est-ce pas le même problème ? et le même excès d’analyse ne conduit-il pas les philosophes, dans ce cas comme dans l’autre, soit à nier l’existence du moi collectif, parce que l’unité et l’identité de ce moi ne sont pas absolues, soit à enlever l’existence au tout, pour l’accorder aux parties ? Supprimer l’état au profit de la commune ou de l’individu, n’est-ce pas la même chose que de supprimer l’esprit au profit des perceptions ou des sensations élémentaires ? Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le débat ; nous nous