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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

successivement une et multiple suivant le point de vue d’où on la regarde, mais en réalité toujours une et multiple à la fois à tous ses degrés.

Ce n’est pas la première fois que la philosophie trébuche et se déconcerte pour avoir voulu faire une réalité des résultats de l’analyse. « Il y a un principe, dit Platon dans le Philèbe, qui cause de grands embarras à tous les hommes volontairement et involontairement, et en toute occasion… C’est en effet une chose étrange à dire que plusieurs sont un et qu’un est plusieurs, et il est aisé d’embarrasser quiconque soutient en cela le pour et le contre. » Platon lui-même se sentait contraint, pour échapper aux objections de ses adversaires, d’introduire la multiplicité dans les unités fictives et abstraites auxquelles il avait prêté l’être immuable et simple des dieux ; Hume n’est pas tombé dans ce défaut, mais il n’a pas évité le défaut contraire. Il a cru que le multiple se suffisait à lui-même ; il a méconnu l’unité de la pensée ; sa doctrine a besoin d’être corrigée sur ce point : c’est abuser de l’analyse que de refuser l’existence au tout, sous prétexte que les parties existent aussi ; dans la conscience comme ailleurs, les parties et le tout, le multiple et l’un sont inséparables.

Il est de mode aujourd’hui d’accuser de préoccupations métaphysiques ceux qui agitent de pareilles questions. Laissons de côté ce mot de métaphysique, qui est devenu un épouvantail. Est-ce que, en soutenant l’unité de moi, comme ensemble de phénomènes psychiques, on sort de l’expérience ? Non. Voilà ce qui importe. Il est vrai, nous pensons encore que la philosophie doit distinguer entre des composés mécaniques sans conscience, comme une maison, un vaisseau, un continent, et les composés d’états de conscience qui s’appellent eux-mêmes moi. Nous croyons qu’il y a intérêt à établir que les premiers n’ont qu’une réalité d’emprunt, celle qui leur est prêtée par la conscience où ils se peignent, tandis que les autres sont les seules réalités initiales, d’après le modèle desquelles toutes les autres sont conçues. Nous allons jusqu’à penser que, si le moi n’est pas réel, rien ne l’est, en sorte que de la réalité des composés psychiques dépend la réalité de tous les autres. Il est probable que ceci paraîtra une aggravation du mal métaphysique. Mais je le demande, en présence d’une philosophie aussi considérable que celle de Hume, tenue en échec par cette question même, et, toute déconcertée parce qu’elle est conduite à considérer le monde et le moi comme des illusions, n’est-il pas à propos de se demander quel est l’emploi légitime de ces mots d’illusion et de réalité ? Or, qu’on y réfléchisse, on verra que nous appelons réel, il est vrai, ce qui est donné à l’expérience sous une forme