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point de substance identique et simple en dehors des phénomènes de la conscience. Cette remarque est profonde ; il est vrai que puisque nulle substance de ce genre n’est perçue, c’est donc qu’elle n’existe pas. Mais faut-il en conclure que les phénomènes eux-mêmes pris dans leur ensemble ne sont pas une chose, un tout, une réalité ayant ce double caractère d’identité et d’unité ? Nous ne le pensons pas. Ici encore, le subtil penseur s’est laissé égarer par l’emploi de l’analyse à outrance. De ce que les perceptions diverses ou états de conscience ont une existence distincte, une certaine individualité, il en a conclu que le tout en est dépourvu. Il a oublié que l’existence de chacun de ces états dépend à son tour du consensus qui les unit ; que, par exemple, aucun souvenir n’est possible sans la coordination et l’échelonnement des états passés dans une conscience, sans la mémoire. C’était dans l’ancienne psychologie une grave erreur de séparer le moi de ses éléments ; il ne faut pas que la nouvelle commette l’erreur inverse de séparer les éléments de la conscience de la conscience totale. Autrement, voici ce qui arriverait. On pourrait faire le même raisonnement pour chaque élément de la conscience ; un sentiment de tristesse ou de joie, pris à son tour comme un tout, se décomposerait en ses éléments, et, comme ses éléments ne seraient unis que par des relations sans lien substantiel, on serait autorisé à déclarer que l’existence de ce sentiment est illusoire. Ainsi de suite à l’infini. L’unité et l’identité bannies de la conscience totale disparaitraient avec l’existence des consciences partielles et tout l’être de l’âme s’évanouirait. Le seul moyen d’échapper à ce sophisme est de reconnaître que chaque état de conscience est un tout concret, qu’une impulsion irrationnelle (je n’ai pas dit déraisonnable) nous porte à prendre comme existante, et qu’il en est de même de tous les états de conscience composés qui forment incessamment la vie de l’esprit. Bien entendu, cette unité et cette identité sont relatives, c’est-à-dire susceptibles de degré ; et varient avec la nature de l’agrégat où elles se manifestent. Mais loin d’exclure l’existence ce caractère en est la condition.

La théorie de Hume elle-même implique ce qui précède. Ces relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité, qui donnent en dernière analyse leur existence aux choses, puisque sans elles rien ne se présenterait comme lié à la pensée, ces relations, dit-il, sont subjectives, c’est-à-dire qu’elles se peignent dans une conscience. Comment cela serait-il possible si le moi se composait de perceptions isolées ? Il n’y a pas deux consciences, l’une composée de ces trois catégories, qui unifie et identifie nos perceptions, l’autre qui est composée de ces perceptions, sans lien. Il n’y en a qu’une,