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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

les compte deux fois, une fois sous cette forme et une fois dans l’état d’intermittence et de variabilité où elles nous apparaissent réellement. En conséquence la raison nous interdit absolument de croire à l’existence d’un monde extérieur. Mais les sens ne peuvent tenir compte de cette défense ; ils nous pressent avec une telle force que tous savants ou ignorants, cédons bon gré mal gré à leurs impulsions et agissons comme si des objets existaient réellement en dehors de nous. Comment l’autorité de l’une et de l’autre faculté ne se trouverait-elle pas amoindrie par ce conflit ? Il en résulte un doute qui est pour la pensée « une maladie incurable ».

Qu’on se souvienne maintenant que, pour Hume, la raison ou l’aptitude de la pensée à mettre entre les phénomènes une connexion nécessaire est un instinct. Les impulsions des sens et de l’imagination sont également spontanées, irréfléchies ; ce sont aussi des instincts. Voilà donc un être doué de deux instincts radicalement incompatibles ! Ne craignons pas de dire que cela est impossible ; l’absurde ne se peut penser, il ne peut donc pas être. En fait, d’ailleurs, un être ainsi bâti cesserait bientôt d’exister, comme il arriverait d’un poisson qui aurait un instinct irrésistible de sauter sur le sable sec. Si la nature ne fait pas d’espèces monstrueuses, c’est que les monstres ne sont pas viables.

Il faut donc qu’il y ait quelque erreur dans cette laborieuse étude de Hume sur la connaissance du monde extérieur. À notre avis, la voici. Hume ne s’est pas entièrement affranchi lui-même de cette habitude qu’il reproche aux philosophes, celle de rechercher la raison ou la cause des perceptions dans une existence indépendante et distincte. Nos sensations sont intermittentes, soit ; incohérentes, je le veux ; elles le sont du moins quand nous les recevons au hasard et sans but ; mais ne pouvons-nous pas, en les rapprochant les unes des autres, en recherchant les cas où elles s’offrent en connexion régulière, établir entre elles non pas une identité et une constance absolues également chimériques, mais une suite cohérente, une liaison ininterrompue ? Hume l’admet (p. 238). Pourquoi demander davantage ? C’est cet ensemble de perceptions cohérentes toujours prêtes qui est le monde extérieur. On a défini celui-ci une possibilité de sensations cohérentes ; acceptons le mot, à condition que la possibilité ne sera pas érigée en chose substantielle. Il nous semble que les diverses écoles philosophiques, chez lesquelles la culture scientifique n’est pas trop en retard n’ont pas de répugnance à l’accepter avec nous. Dès ce moment où est la contradiction ? Le fait que ces qualités répondant à nos perceptions ou possibilités de perceptions paraissent extérieures n’est plus surpre-