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ordinaire que l’on se fait du monde. Les philosophes ont ajouté à cette conception l’hypothèse d’un objet distinct de la sensation, qui reste le même quand la sensation change ou s’évanouit. Or, dit Hume, l’erreur est palpable dans les deux cas. L’opinion vulgaire (il nous semble à nous que c’est plutôt là une doctrine d’école, celle notamment de Berkeley et de tous ceux qui nient la substance matérielle ; mais la question est de peu d’importance), la première opinion donc, vulgaire ou savante, est manifestement fausse. D’abord, savons-nous ce qu’est le moi pour distinguer les sensations qui sont nôtres ou qui composent l’idée de nous-mêmes de celles qui ne le sont pas et composent l’idée d’un monde extérieur ? Nos organes, c’est-à-dire les sensations qui nous les représentent, sont-ils du moi où du non-moi ? Ensuite il y a certaines d’entre nos sensations qui sont liées à des actions venues du dehors et que nous considérons comme subjectives, par exemple la douleur qui suit une coupure : elle nous paraît résider en nous, non dans acier ; mais de quel droit considérons-nous celles-ci comme intérieures, et les autres, son, lumière, mouvement, comme extérieures ? On invoqué la constance de certaines apparitions et le caractère accidentel de certaines autres ; mais d’où vient cette idée que les perceptions de la vue et du toucher sont constantes ? D’un grossier sophisme de l’imagination, qui nous fait considérer comme identiques des perceptions en réalité successives et différentes, simplement parce qu’elles offrent une ressemblance superficielle : il n’y a pas deux sensations successives qui puissent être dites la même, à parler exactement. Donc c’est une erreur de croire que les sensations en général ont une existence continue et indépendante et de fonder sur leur prétendue constance l’existence du monde extérieur. Quant à la seconde hypothèse, elle est encore moins soutenable. L’objet n’est qu’un ensemble de perceptions. Pour le concevoir comme permanent, il faut admettre la permanence et l’identité des sensations, qui viennent d’être réfutées. Pour le concevoir comme distinct, ou indépendant de la pensée, il faut supposer qu’on l’a comparé à nos perceptions et qu’on a tiré de leur conjonction constante l’inférence qu’il en est la cause, ce qui est absurde, l’objet n’étant pas concevable en dehors des perceptions qui le constituent. « Nous pouvons observer une conjonction, c’est-à-dire une relation de cause à effet, entre différentes perceptions ; mais nous ne pouvons jamais observer rien de pareil entre les perceptions et les objets » (p. 279). En somme, ce second système n’est qu’une dérivation du premier ; on finit par considérer comme un objet distinct des sensations, ces mêmes sensations une fois censées permanentes et identiques, et on