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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

peu le lui accordaient ! Sa philosophie était en désaccord profond avec l’opinion commune. Il se trouvait seul, en désaccord avec lui-même comme avec les autres, misérablement combattu au fond de sa pensée entre deux forces également irrésistibles, la critique et la croyance, l’imagination et l’entendement, la science et la vie, l’instinct qui affirme et l’analyse qui doute. Avouons-le, si telle devait être la condition du genre humain dès qu’il s’élève au-dessus de la Stupidité animale, si sa vie devait inévitablement se partager entre une crédulité dont il a honte et une science qui fait violence à tous ses penchants, cette condition serait en effet douloureuse, La consolation même que se propose Hume, à savoir qu’il travaille quelque peu au progrès de la science, serait chétive, car il travaille par cela même au progrès du doute (page 287). Or s’enfoncer chaque jour plus avant dans la contradiction avec soi-même et avec les autres, pour y entrainer ensuite le plus grand nombre possible de ses semblables, n’est-ce pas préparer le règne du désespoir sur la terre ? n’est-ce pas faire au monde tout le mal compatible avec notre faiblesse ? Le philosophe ne devrait-il pas plutôt laisser aux hommes leurs croyances vulgaires, restaurer les siennes propres avec un soin jaloux, et oublier jusqu’au nom de la philosophie ? Comme si la philosophie s’oubliait ! Cela même, il ne le peut plus. Il est lancé sans retour sur la voie de la recherche ; il a perdu la naïveté sans laquelle on ne peut croire ; il faut qu’il suive sa destiné et l’humanité avec lui. Le seul espoir qui nous reste est de perdre à la fin dans une destruction universelle cette pensée qui fait notre tourment, Le scepticisme et le pessimisme ne sont que deux formes d’une même doctrine ; tout système qui se fonde sur une prétendue contradiction de notre nature, qu’il s’agisse de la pensée ou du désir, ou de leur rapport, doit aboutir au désespoir et au suicide. Hume, d’ordinaire si froid, s’échauffe et se passionne quand il dépeint la condition que lui fait son doute ; le philosophe souriant et jovial trouve alors des accents dramatiques qui font contraste avec le ton accoutumé de ses discours (p. 358).

La question est précisément de savoir si nos facultés intellectuelles souffrent réellement de cette contradiction intime signalée par Hume, ou si le désaccord n’est qu’apparent. Question grave pour nous, qui voulons faire reposer la vie sur la science ! Il importe peu aux partisans de la métaphysique transcendante que la pensée « discursive » soit ou non conséquente avec elle-même ; il leur importe même qu’elle ne le soit pas, car c’est à ce signe qu’ils reconnaissent son impuissance et la déclarent déchue de tout droit à gouverner la vie. La raison scientifique, c’est la connaissance du relatif suivant des