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ments de la vie et aussi des espérances et des craintes qui agitent l’esprit humain. » Les premiers hommes ont donc dû imaginer des agents surnaturels en grand nombre, pour leur adresser leurs prières éplorées ou reconnaissantes, et ils leur ont donné la forme humaine, « en vertu de cette tendance universelle qui nous porte à concevoir toutes choses à notre image. » Puis, par un progrès naturel, le nombre des dieux a été diminuant ; l’idée de Dieu s’est épurée ; mais la religion du vulgaire reposera toujours sur des principes « irrationnels et superstitieux ». Pour le présent, la religion du philosophe consiste à s’incliner devant l’idée d’un être parfait, à cause de l’ordre qui règne dans l’univers, et à s’assurer sa faveur par l’obéissance aux lois de la morale, qui, comme toutes les autres, manifestent sa volonté.

Tel est ce système, qui marque l’apogée de la pensée philosophique au xviiie siècle. C’est celui que conçut Démocrite et que chanta Lucrèce, celui qui réapparaît chaque fois que l’esprit humain se remet en marche à la recherche de la vérité et de la justice, qui devait refleurir en ce siècle profondément remanié, transformé par le progrès des sciences. La raison et le cœur de Hume en étaient-ils pleinement satisfaits au moment même où il l’exposait avec des réserves qui n’étaient pas toutes feintes, mais aussi çà et là avec un accent d’assurance dédaigneuse ? Le beau chapitre qui clôt la première partie du traité, intitulé Conclusion de ce livre, nous révèle à ce sujet sa pensée tout entière. Non, la satisfaction de Hume n’était pas complète. « Le propre des arguments sceptiques, dit-il quelque part, c’est qu’ils n’admettent point de réplique et cependant ne produisent point de conviction. » Peut-être pensait-il que sa philosophie était en cela vraiment sceptique ; du moins c’est le nom qu’il lui donne souvent. En même temps donc qu’il accordait son adhésion raisonnée aux preuves sur lesquelles repose son système, il éprouvait une difficulté secrète à en rester pénétré et sentait sa conviction lui échapper en quelque sorte, dès que sa pensée cessait de faire effort pour la retenir. Dans ce cas, il croyait pour un temps ce que croient les autres hommes : il agissait comme eux et s’abandonnait avec eux à la pente de l’imagination. Mais, bientôt sollicité de nouveau par ses spéculations favorites, il était frappé des illusions où l’imagination nous entraine et revenait à sa manière sceptique d’envisager les choses. Et ainsi son esprit, tiraillé en sens contraires, était bien loin du repos qu’il avait espéré. L’assentiment des hommes lui paraissait un avantage de haut prix ; c’était la seule confirmation qu’il eût pu recevoir dans les incertitudes de sa pensée, et cet assentiment, quelque fête que l’on fit à sa renommée littéraire, combien