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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

le devoir un principe plus solide que celui qu’il trouve dans ce fait : que la société humaine et même la nature humaine ne pourraient subsister sans lui et que plus il est pratiqué avec exactitude, plus l’humanité s’élève dans les voies du bonheur et de la perfection ! » De ce point de vue, le bien est la justice. C’est cette vertu qui garantit à chacun le sien et met une borne aux compétitions violentes que l’extension et l’affaiblissement de la sympathie rendent inévitables. Il n’y a pas d’instinct de justice ; c’est la réflexion qui nous la révèle et qui la tire de la considération de l’intérêt public. La pensée de Hume est-elle entièrement cohérente sur ce point, et notre jugement sur le juste et l’injuste, à l’origine réfléchi, n’est-il pas en fin de compte spontané, comme nos émotions sympathiques ? C’est là une question de degré. Rien de plus exact en dernier analyse que cette parole : « La justice est fondée non sur la sensibilité, mais sur l’entendement, dont les jugements régularisent ce qu’il y a de désordonné dans les affections. »

Le caractère général de cette morale est de considérer le devoir comme utile, sinon dans la pensée de l’agent vertueux, du moins en soi et dans sa fin sociale. Il ne doit pas être accompli par intérêt ; mais l’homme peut être persuadé qu’en l’accomplissant il ne va pas contre ses intérêts essentiels et permanents. L’être moral n’a donc pas besoin, pour se conformer à la loi, de se raidir contre ses instincts, de se sacrifier désespérément ; son sacrifice, quand Je devoir lui en demande un, peut être accompli d’une âme allègre et avec la pensée consolante qu’il sert au bonheur de l’humanité. Par là, et sans qu’on ait besoin de recourir à quelque principe d’obligation transcendant, se trouve assuré son empire sur les actions des hommes. L’amour et l’intérêt bien entendu en sont nécessairement les motifs dominants. C’est la morale moderne qui se substitue à la morale du moyen âge ; l’eudémonisme scientifique triomphe de l’ascétisme monacal.

Quel rôle joue dans ce système la croyance à l’existence de Dieu ? Aucun, Hume a recueilli en divers endroits de ses ouvrages les plus fortes objections contre cette croyance ; il déclare cependant qu’en fin de compte il la garde, et rien ne nous autorise à douter de son assertion. C’est un nouveau trait de ressemblance qui l’unit aux philosophes de son école. Mais, comme eux et avec plus de hardiesse, il combat la religion positive et les Églises qui la représentent. La croyance à la divinité est pour lui un phénomène comme les autres, qui rentre dans le cadre des lois de la nature. « La curiosité spéculative, le pur amour de la vérité ne sont pour rien dans la naissance des idées religieuses. Elles naissent du souci causé par les événe-