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tions ne sont jamais dirigées par ces rapports ou ces comparaisons d’idées qui font les objets propres de nos facultés intellectuelles, Ce qui enseigne à l’homme à éviter le feu, quoique ce soit un instinct différent, n’est pourtant pas moins instinct que ce qui apprend à l’oiseau avec tant d’exactitude l’art de l’incubation et tout l’ordre économique de l’éducation des petits » (p.506). Et ailleurs : « La raison n’est rien qu’un merveilleux et incompréhensible instinct dans nos âmes, qui nous mène le long d’une certaine suite d’idées et leur attache des qualités particulières suivant leurs situations et relations particulières. Cet instinct naît, il est vrai, de l’observation passée et de l’expérience. Mais quelqu’un peut-il donner la raison dernière qui fait que l’observation et l’expérience produisent un tel effet » (p. 236) ?

Puisque l’on s’étonne encore parfois qu’un homme soit de son temps et de son milieu, admirons à quel point ce langage est celui d’un philosophe écossais. Et il l’est par ses imperfections comme par ses qualités ; car est-il croyable que Hume regardât sérieusement cet instinct de liaison causale, qui est l’instinct fondamental de l’esprit, comme quelque chose d’incompréhensible et de merveilleux ? Il le déclarait tel cependant, un peu par système, parce qu’il pensait que dans leur fond la raison est irrationnelle et l’esprit inintelligible, mais aussi par habitude. Il sacrifiait encore aux habitudes régnantes en Écosse, quand il se laissait aller à cette classification confuse des principes de l’association, reconnaissant ici sept relations d’idées principales, ailleurs paraissant en restreindre le nombre jusqu’à trois (p. 340) ; ou quand il disait, en parlant des mathématiques, de ces vérités dont l’origine, suivant lui, est — on s’en souvient — dans l’expérience : « Les propositions de ce genre se découvrent par de simples opérations de la pensée et ne dépendent en rien de ce qui existe dans l’univers. » La distraction d’un écrivain de vingt-trois ans est bien pour quelque chose dans ces disparates, mais on y voit a la trace d’une indifférence tout écossaise pour la rigueur systématique de l’exposition.

Et cependant les lignes générales de son système sont nettement arrêtées. La théorie de la connaissance que nous venons d’exposer est l’éclatante condamnation de toute la philosophie traditionnelle. Désormais il ne sera plus possible aux esprits qui auront été touchés par le courant d’idées sorti de Hume de croire en aucun sens à la réalité objective des concepts, et par conséquent de retomber dans les illusions platoniciennes. À partir du moment où paraît le « Traité sur la nature humaine », la métaphysique transcendante est virtuellement abolie : la métaphysique critique ou psychologique commence.