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et que les notions sensibles doivent être prises comme des touts concrets, qui s’imposent, quand elles atteignent un certain degré de vivacité, à l’acceptation de l’esprit, à la croyance, sous peine de se réduire en fumée et d’entrainer dans leur anéantissement la suppression de toute connaissance. C’est toujours cet appel au sens inauguré par Shaftesbury, répété par Hutcheson, ce parti pris de s’en fier en dernière analyse aux suggestions de la nature. Sur ce point, la philosophie de Hume nous parait inattaquable ; il faut choisir entre ce postulat et la philosophie qui, pour vouloir poursuivre indéfiniment l’analyse, aboutit à déclarer que l’esprit est en contradiction avec lui-même dans ses affirmations fondamentales. Cependant il est à regretter que Hume lui-même n’ait pas montré plus nettement l’antagonisme entre la pensée réfléchie et la pensée instinctive et n’en ait pas plus expressément signalé la cause. Il est certain que, du point de vue de l’analyse, la connaissance sensible est contradictoire ; mais il est certain aussi que ce point de vue est celui de l’abstraction qui, supprimant la plupart des conditions de l’expérience concrète, spécule sur un petit nombre de tes conditions comme si elles étaient seules et produit ainsi des combinaisons arbitraires que l’expérience dément ensuite quand on se replace dans ses conditions véritables. Ainsi l’espace et le temps, envisagés dans l’abstrait, sont divisibles à l’infini, parce que les étendues et les durées ainsi considérées cessent d’avoir des limites déterminées ; à ce point de vue, un centimètre carré ou une minute sont dans la pensée aussi vastes que tout l’espace et tout le temps possibles, parce que nous pouvons les enfler par l’imagination aussi amplement que nous le souhaitons et épuiser à leur endroit toute la série des nombres usités. Il s’est organisé dans l’esprit de l’homme civilisé une machine à diviser, toujours prête à fonctionner et dont rien n’arrête le jeu, quelle que soit la grandeur idéale à laquelle on l’applique. S’agit-il d’une surface réelle ou d’un mouvement concret, le nombre des impressions de tact et de couleur d’une part, des sensations musculaires ou motrices de l’autre, bien que considérable, cesse d’être infini : il peut toujours être exposé par des nombres, sans quoi les vies de tous les hommes jointes ensemble ne suffiraient pas à La connaissance sensible de la plus minime surface et du plus court mouvement. Voilà pourquoi, même dans les catégories de phénomènes à la perception desquels notre organisme est adapté, un petit nombre seulement de ces phénomènes nous est perceptible. Si Hume avait mieux fait ressortir cette opposition très simple et naturelle entre la pensée abstraite et la sensation, il eût mieux compris pourquoi d’un point de vue la matière est divisible à l’infini, tandis