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A. ESPINAS. — la philosophie en écosse

ser par un effort d’abstraction, mais ils ne sont pas réels : il n’y a de réel en eux que la matière et les rangements de la matière, objets de sensation. Il n’est donc pas étonnant que nous tombions dans des contradictions sans fin quand nous voulons réaliser l’espace et le temps idéaux et que nous essayons de transporter leurs caractères aux réalités concrètes. La divisibilité à l’infini de la matière est un de ces pièges dans lesquels tombent les philosophes non avertis de cette nature subjective des concepts d’étendue et de durée. Dans la réalité, les parties de la matière se refusent à cette division à l’infini ; elle est même impraticable en idée, pourvu qu’on se place dans les conditions de l’expérience. L’espace est composé de points ou d’atomes indivisibles, impénétrables ; ni la sensation ni la pensée claire ne peuvent aller au delà.

S’il n’y avait de tels points en effet, nous ne pourrions concevoir les limites des corps. Sur une ligne, par exemple, que notre pensée parcourt, s’il y avait un nombre infini de points entre l’un quelconque des points de la ligne et le point-limite, jamais nous n’atteindrions cette limite ; ce serait comme si elle n’existait point. Tout intervalle dans l’espace et dans le temps est fini, c’est-à-dire composé d’un nombre déterminé de points colorés et de mouvements, et c’est à cette condition que les grandeurs sont réelles et peuvent être perçues. Autrement, l’esprit s’épuiserait sans résultat à courir après les limites, en deçà desquelles de nouveaux espaces et de nouveaux instants surgiraient toujours, comme il y a toujours de nouvelles vagues entre le rivage et le naufragé (p. 63).

En résumé, indépendamment de toute recherche métaphysique sur l’existence absolue du corps, étant bien compris qu’il s’agit de sensations et d’apparitions, non de choses en soi, nos impressions visuelles et tactiles sont le champ solide sur lequel repose notre notion d’une matière. Elles doivent être prises en bloc, comme des éléments irréductibles de la réalité extérieure. L’espace et le temps dans lesquels elles se disposent paraissent pouvoir se résoudre en une poussière infiniment divisible de points et d’instants elles résistent à cette analyse ; elles sont le fond primitif, la donnée originelle d’où nous avons tiré ces concepts que la raison raisonnante voudrait leur substituer (p. 57).

L’idée dominante de cette théorie est donc bien conforme à l’esprit général de la philosophie écossaise. C’est celle-ci qu’il faut à un certain moment s’arrêter dans l’analyse des données de l’expérience. Quoique le génie de Hume soit un génie critique avant tout, il pense, comme la plupart de ses compatriotes, qu’il est nécessaire de s’en remettre en fin de compte aux impulsions de la sensibilité