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entre tous les objets d’un même nom, sans être obligé de penser d’avance tous les cas individuels ou concrets qui pourront se présenter ; c’est cela même qu’on appelle abstraction, généralisation. Réciproquement, je puis très bien penser des objets individuels et concrets, ou des espèces déterminées, sans penser aux genres où ces individus ou espèces sont contenues ; et c’est ce qui sera nié par Mill moins que par personne, puisqu’il soutient que nous pensons toujours en compréhension et non en extension. Par exemple, je puis penser que toute ligne droite est un plus court chemin, et voir par l’esprit toutes sortes de lignes droites, sans penser au cas où ces lignes seraient les bornes d’une figure ; et je peux penser aux bornes d’une figure, sans m’arrêter à la conception de ligne droite ; et ces omissions de pensée, où suppressions de pensée, ne sont pas des doutes ou des ignorances, mais de simples omissions ; et il suffit qu’on me le fasse remarquer pour que je reconnaisse que ces pensées étaient impliquées dans ce que j’affirmais ; ce n’est donc pas une concession surprise, mais une application de l’esprit à une vérité évidente, à laquelle seulement je ne pensais pas.

Ce qui donne souvent l’apparence de cercle vicieux au syllogisme, c’est la trivialité, la banalité, l’inutilité des exemples que l’on invoque, car qui a jamais raisonné ainsi : Tous les hommes sont mortels, Socrate est homme, donc il est mortel ? Et on a beau remplacer Socrate par lord Wellington, comme fait St. Mill, le syllogisme n’en est pas plus intéressant pour cela. Cependant il pourrait y avoir tel cas où même ce syllogisme banal prendrait un intérêt, et il cesserait alors par là même de paraître une pétition de principe. Je puis en effet très bien dire d’une manière générale et abstraite : « Tous les hommes sont mortels ; » ou encore : « Tout ce qui vit meurt ; » sans penser à moi-même. D’un autre côté, je puis penser à moi-même, à tout ce qui me concerne, sans songer que je fais partie du genre humain. Ainsi un Alexandre le Grand pourra presque oublier qu’il est un homme. Il pourrait donc être utile de le lui remémorer, comme faisait son père Philippe, qui se faisait réveiller par ces paroles : Souviens-toi que tu es homme ! c’est-à-dire souviens-toi que tu as des devoirs, parce que tous les hommes ont des devoirs ; souviens toi que tu dois mourir, parce que tous les hommes meurent.

Je maintiens donc que même dans la théorie classique, le syllogisme n’est nullement une pétition de principe. Le dictum de omni et nullo reste vrai, sans aucune tautologie : car je puis penser à la classe sans penser expressément à tels et tels individus ou espèces contenues dans la classe ; je prends la notion générique dans sa totalité