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objectivement. Sans cela, ces activités n’auraient pas de raison d’être ; depuis leurs manifestations les plus humbles jusqu’à leur épanouissement le plus riche, depuis les jeux des enfants jusqu’à la création des chefs-d’œuvre de l’art, elles ne sont en réalité que des essais par lesquels nous préludons au fonctionnement sérieux de nos puissances à ce titre, elles ont une destination positive, et leur rôle est considérable aussi bien dans le progrès des sociétés que dans la croissance des individus. Mais, au moment où ces activités se déploient, elles sont accompagnées d’un plaisir instinctif, dégagé de tout calcul et assez différent des plaisirs attachés à la satisfaction de nos besoins primordiaux : Hutcheson l’a bien vu.

Bien que le sens esthétique soit pour Hutcheson un sens pur et entre en action spontanément avant toute analyse, il ne renonce pas cependant à en analyser l’objet. Il recherche ce qu’est en elle-même la beauté. Il ne dit pas si les caractères qu’il lui attribue sont la cause de l’émotion agréable, ou si cette émotion se produit indépendamment de ces caractères. La seconde hypothèse est contradictoire mais la première n’est pas moins embarrassante, puisque, les caractères de la beauté s’adressant à l’intelligence et devant être compris par elle pour être perçus, l’émotion dérivera dans ce cas d’une opération de l’entendement et non d’un sens immédiat. Une analyse intellectuelle et volontaire sera dans ce cas la source de nos plaisirs esthétiques ils ne seront pas attachés à une perception instantanée. Mais, comme Locke, Hutcheson est moins préoccupé de se mettre d’accord avec lui-même que de dire sur chaque sujet et à chaque moment ce qui lui paraît le plus vraisemblable. On sait et il suffit de mentionner sans plus de développement que les caractères de tout objet beau lui paraissent être l’unité et la variété, idée qui parait bien métaphysique et singulière, mais qui, interprétée en termes concrets, est susceptible de faire corps avec les théories les plus solides de la psychologie expérimentale. La variété et l’unité sont en effet les caractères de tout organisme[1] ; tout ce qui vit suppose un certain nombre d’organes dont les fonctions sont distinctes, concourant à une œuvre unique et formant un seul tout, grâce à une concentration plus ou moins énergique. Mais là même où le consensus existe, tantôt la subordination des organes est apparente, tantôt elle est masquée la vie se manifeste d’une manière plus ou moins directe, elle se révèle plus ou moins rapidement à nos sens ou à notre imagination ; on pourrait donc dire que la beauté est la manifestation de la vie ; on aurait ainsi une traduction des principes

  1. Shaftesbury, p. 134, t. i, avait déjà entrevu ce rapprochement.