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laissée. « Peu de gens se sont occupés à anatomiser l’âme, et c’est un art que personne ne rougit d’ignorer parfaitement. » Cependant « l’esprit a pour ainsi dire ses parties, et ses parties ont leurs proportions. Les dépendances réciproques et le rapport mutuel de ces parties, l’ordre et la connexion des penchants, le mélange et la balance des affections que forment le caractère, sont des objets faciles à saisir par celui qui ne juge pas cette anatomie intérieure indigne de quelque attention » (p. 83, tome II). Là est la source de toute certitude en morale, et quand nos penchants et nos affections seront bien connus, comme cette connaissance est la plus claire de toutes et que, rêve ou réalité, la vie se compose des passions et des émotions ressenties, la science des mœurs atteindra la certitude des sciences exactes ; elle méritera le nom d’Arithmétique morale (p. 164, tome II).

Il y a dans l’esprit des principes, c’est-à-dire des penchants qui nous portent invinciblement à croire certaines choses, à rechercher certains objets. Tels sont les principes du beau, du juste et de l’honnête. « La question est de savoir si ces principes viennent de l’art ou de la nature » (p. 329, tome I) et non, comme Locke l’a dit, en jouant misérablement sur le mot d’inné, s’ils apparaissent dans l’esprit avant ou après la naissance, à tel moment ou à tel autre de la vie (Lettre VIII). La réponse n’est pas douteuse. De même que les animaux ont certaines impulsions, certaines préconceptions qui les éclairent et les guident dans la mesure où cela est nécessaire pour la conservation de leur espèce, de même l’homme a dans l’esprit des penchants et des principes qu’il doit à l’enseignement de la nature et qui sont antérieurs « à tout art, à toute culture et à toute discipline. » L’esprit croît spontanément avec tous ses principes comme le corps avec tous ses organes, et c’est la nature qui nous apprend l’usage des uns et des autres. Ces dispositions natives portent dans le langage de Shaftesbury le nom de sens, on sait quelle fortune la théorie et le mot ont eue dans la philosophie écossaise.

Parmi les penchants les plus nécessaires à la conservation de l’espèce humaine se trouvent les penchants sociaux, ceux-là mêmes qui assurent l’accomplissement de la vertu dans le monde. « L’homme est naturellement sociable, et la société lui est naturelle, » comme à un grand nombre d’animaux. « Si manger et boire sont des choses naturelles, c’en est une aussi d’aller en troupe. S’il y a quelque chose de naturel dans l’affection conjugale, l’affection pour les enfants, qui sont une suite de l’union des deux sexes, est certainement tout aussi naturelle ; il en est de même de l’amitié qui se trouve entre les enfants eux-mêmes, en tant qu’ils sont liés par le sang et qu’ils vivent ensemble, élevés de la même manière et sous la même disci-