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comme un écureuil qui voit le chasseur. De temps en temps, la peur lui fait faire des oscillations, et chaque fois que l’on perçoit le bruit mat de la balle entrant dans le bois, il est agité d’un soubresaut et montre un bout de coude ou d’épaule.

C’était un spectacle des plus cruels et des plus émouvants ; peut-être le vieux saule était-il creux et les balles pourraient-elles finir par le traverser ? Dans quelles transes mortelles devait être ce Germain mélancolique !

S’il avait riposté, probablement il tuait quelqu’un dans notre groupe imprudemment découvert, mais il ne pouvait tirer sans se découvrir lui-même.

Quelle situation ? Par principe et aussi par entraînement, on eût applaudi avec une joie sauvage, si la sentinelle fût tombée. C’eût été un ennemi de moins et un exemple pour les camarades.

Je ne sais quelles étaient les impressions de Courbet, il ne disait rien. Pour moi, je ne pouvais m’empêcher d’avoir pitié de cette cible vivante ; en voyant osciller tantôt l’épaule, tantôt le coude, il me semblait que je sentais fracasser mes propres os.

Mais le saule avait beau éclater sous les balles, le Prussien ne tombait décidément pas. De guerre lasse, le capitaine désarma.

Derrière un autre saule, un peu plus loin, confiant dans l’armistice du moment, un second Allemand se montra, je le vis s’avancer vers le premier, aussi prudemment que possible, lui parler avec une attitude indiquant la sollicitude. Il lui demandait apparemment s’il n’était pas blessé. L’autre lui répondit par un signe de tête négatif, se détira, s’essuya le front en se décoiffant… Dieu ! qu’il avait eu chaud !…

Heureusement pour eux, le capitaine était parti et il était très sévèrement interdit aux mobiles de tirer sans un ordre exprès.


Il fallait une très bonne vue et de l’habitude pour suivre les détails de cette scène ; je n’affirmerai pas que Courbet eût bien vu, mais il n’en avait pas moins assisté au drame, qu’il avait pu suivre par nos paroles, nos exclamations et surtout par les coups de fusil.

On avait tiré aussi vers la gauche, dans la direction d’un petit bosquet, nous fîmes asseoir Courbet derrière un mur, dans un fauteuil de velours d’Utrecht — tout effaré de se trouver là, et nous allâmes voir s’il n’y avait pas de blessés.

Il y avait eu un mort que l’on venait de transporter à l’ambulance dans sa couverture marron sur quatre fusils disposés en civière.

Lorsque nous revinmes, Courbet nous revit avec une satisfaction non déguisée.

— Je commençais à me faire vieux ici, nous dit-il. Ils ont tiré, ajouta-t-il en étendant le bras vers les Prussiens, j’ai entendu siffler les balles.

— Vous vous serez découvert, lui répondis-je.

— Je me suis levé pour voir… Cela faisait ziit… tap, contre le mur du moulin de ce côté.