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— Eh bien ! reprend-il avec un geste olympien, il faut porter ma brochure aux Prussiens… Au silence religieux succède un formidable éclat de rire.

Courbet ne riait pas, lui, il ne se doutait nullement de l’infranchissable et impitoyable ligne de mort qui nous séparait des Allemands. Mais il n’était pas homme à se laisser démonter pour si peu, et il ajouta avec son air madré de Franc-Comtois : — Je n’ai pas dit que c’est moi qui la leur porterais.


Après le café, le peintre semblait croire qu’il était venu seulement pour déjeuner. Nous lui rappellâmes que les jours étaient courts et qu’il était temps s’il voulait voir l’ennemi.

Il prit sa canne et son chapeau, tandis que nous prenions notre trousse et notre revolver et, sans se faire tirer l’oreille, sans dire un mot, il nous suivit au chemin de Cachan. Dans le moulin même, il y avait un dernier poste de mobiles. On y connaissait notre ambulance, on me connaissait pour me voir journellement, non seulement on nous laissa passer, mais on nous détacha un mobile pour nous accompagner.

Nous traversons des murailles éventrées par des trous de sapes, nous arrivons près du petit pont sur la Bièvre, en avant du moulin, c’est là l’extrême limite, nos grands gardes ne vont pas plus loin, c’est de là que l’on tire sur les Prussiens, c’est là que trop souvent les balles ennemies font chez nous des victimes.

Il y avait devant nous une terre de culture peu favorable pour dissimuler quelque surprise, mais à droite, une ligne de vieux saules bordait une prairie. Plusieurs de ces arbres étaient qu’à une portée de fusil, et souvent derrière leur tronc, nous avions vu à l’œil nu des bérets allemands, ou des casques à pointe, mais on n’en voyait pas tous les jours.

La fortune favorise les audacieux, le mobile qui nous accompagnait nous signale une de ces sentinelles avancées, derrière le saule le plus près de nous.

À la guerre, c’est comme à la chasse, il faut avoir l’habitude pour voir ; Courbet ne voyait pas. Je fus plus heureux, je finis par apercevoir sur l’un des côtés de l’arbre le scintillement métallique d’une extrémité de fusil, puis un coude, puis une main.

Un capitaine d’infanterie avec une joviale face de bon vivant était venu derrière nous en amateur, on lui montre l’arbre, il prend le chassepot du mobile, ajuste savamment et tire sur ce qu’il peut apercevoir de vivant ; mais le gros saule a juste le diamètre nécessaire pour protéger la largeur d’un homme, bien juste, cependant, puisque l’on voit de temps à autre quelque minime partie du corps. Le capitaine est excellent tireur, à chaque coup de fusil on voit voler des éclats d’écorce et apparaître le blanc de la couche ligneuse.

Quelle chose atroce que la guerre en détail ! On rit, on plaisante, tandis que le pauvre diable, plus mort que vif, se fait petit, se ratatine derriere son frêle abri, se colle à l’écorce