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nous avions vu quelquefois les grands gardes à l’œil nu.

Pendant le déjeuner où j’avais Courbet à ma droite, quelques coups de fusil éclatèrent, une balle perdue vint même fracasser un carreau de vitre du réfectoire ; un de nos aides chirurgiens pâlit, mais le maître-peintre ne perdait pas un coup de dent, peut-être ne s’était-il pas exactement rendu compte de l’incident.

Pendant ce repas, Courbet fut obligé de sortir deux fois ; hélas ! le bruit des balles n’y était pour rien : le pauvre artiste me confessa (peut-être un médecin peut-il le dire) qu’il souffrait d’une infirmité sujette à hémorrhagie et qui ne lui permettait pas de rester longtemps assis surtout sur un banc de bois, comme ceux du réfectoire que nous occupions.

On lui parla du succès de sa conférence dont le bénéfice avait été destiné à acquérir un canon pour la défense.

Tout autre que Courbet eût pris cela pour une amère ironie ; le succès de sa conférence !…[1] Non seulement, ce n’était pas lui qui l’avait écrite, mais quand il fallut la lire, il eut beau mettre binocle sur besicles, il n’y put parvenir. On mit cela sur le compte du mauvais éclairage ; le fait est qu’à ce moment Paris n’y voyait goutte, il n’y avait plus de gaz.

Autant qu’il m’en souvienne, ce fut un ami qui lut la conférence de Courbet qui n’était pas de Courbet, ce qui ne l’empêchait pas de dire emphatiquement « Ma conférence. » Néanmoins, j’en suis convaincu, il y a dans cet opuscule des passages pleins de rondeur humoristique et de bonhomie narquoise qui sont bien dans la note de l’artiste franc-comtois, et que très certainement il avait dû inspirer.

Il en avait quelques-unes dans ses poches, de ces brochures, et en dégustant son café, il nous en donna un exemplaire qu’il signa de son nom ; je la garde précieusement, d’abord à cause de la signature autographe, et puis parce que cette plaquette ne se trouve plus en librairie.

« J’ai une idée… s’écria-t-il tout à coup en frappant vigoureusement la table de son gros poing rouge. »

Tout le monde fit silence et allongea la tête vers le maître-peintre pour recueillir religieusement l’idée.

Mais Courbet, en possession d’un effet, faisait durer le plaisir, il marqua un temps, et fourrageant de ses gros doigts dans une vessie de cochon, il bourra lentement sa pipe.

On aurait entendu voler une mouche.

Sa pipe bourrée méthodiquement : — Voici… nous fit-il. Mais avant d’aller plus loin, sommes-nous tout près des Prussiens ? demanda-t-il.

— Oui… lui répondit-on, nous allons vous en montrer tout à l’heure.

Courbet marque un second temps, allume sa pipe en tournant le fourneau de côté, souffle l’allumette et la jette avec prudence.

  1. On disait que c’était son ami Castignary.