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gauche en entrant, le corps est intact, le scalpel n’y a pas encore touché. Le visage m’est tout à fait inconnu.

Le second cadavre est ouvert tout du long, depuis la base du cou jusqu’au bas du ventre, je reconnais la malheureuse bretonne.

Malgré un mieux passager, elle était morte dans la nuit vers trois heures du matin.

Ses cheveux étaient gris et rares seulement sur les tempes ; sur le reste de la tête, ils sont noirs ondés et abondants.

Ses cils fermés sur son œil fauve, ses sourcils dominant l’orbite excavé, ont conservé leur nette et élégante courbure, et du milieu de son front large et pâle, descend vers la racine du nez un sillon indiquant, d’après les phrénologistes, une certaine dose de volonté, volonté qui pourtant avait été impuissante contre la passion de l’alcool.

De ce corps autrefois bien bâti, fortifié dans sa solide élégance par les flots de la mer arthoricaine, il ne restait que des vestiges de force et de beauté, absolument, comme pour ces marbres rongés par la destruction, mais dont l’ensemble témoigne cependant que cette ruine fut un chef d’œuvre.


À la conférence qui suivit on apporta sur une planche recouverte d’une toile cirée noire les pièces anatomiques provenant de la nécropsie.

Le rein et le foie avaient subi les altérations et les dégénérescences spéciales des maladies consécutives à l’abus chronique de l’eau-de-vie. Le cœur était décoloré flasque et présentait des plaques jaunâtres. L’estomac retracté était parsemé de tâches mamelonnées couleur ardoise et qui sont comme la signature autographe du démon alcoolique. Le cerveau, un peu mou, renfermait dans ses cavités de la sérosité et exhalait à peu de chose près une odeur de mêche de lampe à esprit de vin.

Le poumon présentait en outre les signes de la phtisie, autre genre d’affection mortelle qu’engendre aussi l’abus des spiritueux.

Enfin, partout le sang avait laissé transsuder sa sérosité, dont par l’opération on avait tenté de dégager les organes respiratoires.

L’appareil à aspiration, avec sa canule dorée, ses tubes en caoutchouc, son corps de pompe en cristal et sa bouteille pleine de liquide louche, était aussi sur la table.

L’alcool avait accompli, ponctuellement, largement son œuvre perfide et sinistre, pas une fonction qui n’eût été atteinte, pas un organe qui n’eût été empoisonné et ne portât l’empreinte du sceau diabolique.

Dr Pierre Rey.

Directeur littéraire : ALBERT de NOCÉE, Bruxelles, rue Stévin,69