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DOCTEUR PIERRE REY.




Courbet aux Avant-Postes[1]





J’ai connu Courbet assez familièrement, j’ai quelquefois pratiqué avec lui le noctambulat et bu, offert par lui, dans quelque brasserie clandestinement rouverte, le petit verre de liqueur de gentiane qu’il jugeait hygiénique d’entonner pardessus la bière, mais je l’ai surtout fréquenté pendant le siège, à la fameuse pension de la rue des Poitevins, chez le père Laveur.

L’épisode de la vie du peintre que je vais raconter et dont non seulement j’ai été le témoin, mais à propos duquel je pourrais dire : Quorum pars magna fui, est complètement inédit. Il se place chronologiquement peu de temps aprés la fameuse conférence de l’artiste intitulée : Lettre aux Prussiens.

Courbet, jusque-là, depuis le bombardement de Paris, n’avait pas encore dépassé les fortifications, il ne connaissait de cette affreuse invasion que le pain noir du siège, la viande de cheval et le bruit lointain de la canonnade.

Le soir, quittant la tranchée et déposant la trousse après avoir ramassé et pansé les blessés, je rentrais dans Paris où j’insérais dans un journal des plus lus pendant le siège, les faits émouvants auxquels j’avais été mêlé dans la journée.

Souvent aussi, après dîner, je racontais ; Courbet, la pipe aux dents, écoutait mes récits : habitué comme le paysan à cacher ses impressions, impassible en apparence comme le bœuf qui rumine, il me regardait de son bel œil sagace et intelligent comme celui de l’éléphant.

Parfois, il clignait de la paupière d’un air de doute, puis, il se mettait à rabâcher et à divaguer sur quelque vieille discussion politique avec son bienveillant compatriote Considérant.

Un soir de combat meurtrier, il me vit entrer sombre, affamé, harassé, exténué avec des bottes jaunes tâchées de sang ; depuis ce jour-là il m’écouta sans jamais plus cligner de la paupière.

« Voyons, Courbet, lui dis-je une après-dîner, venez donc avec nous aux avant-postes… Cela mérite d’être vu, il y a là plus d’un tableau et des plus empoignants. »

Courbet ne répondit ni oui ni non ; comme l’artiste qui ne se met en travail que lorsqu’il est directement impressionné,

  1. Extrait des Aventures d’un Étudiant.