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F. PAULHAN. l’art chez l’enfant

avoir mangé sa soupe à passer sa cuiller dans son assiette et à simuler l’acte de prendre de la soupe. On trouve bien là, au début de la vie, et sous une forme grossière, le rudiment de cette activité désintéressée, sans but palpable, qui sera plus tard l’activité artistique ; le petit enfant porte facilement à sa bouche tous les objets qu’il trouve, c’est encore un fait du même genre. Il n’y a pas lieu de s’étonner que ce soient les tendances les moins nobles, mais les plus utiles, qui donnent lieu les premières à ces premières ébauches de l’art, puisque les autres n’existent pas encore chez l’enfant. Cependant le plaisir d’exercer les organes des sens, la vue et l’ouïe, paraît de bonne heure : aussi l’enfant aime le bruit pour le bruit, les couleurs pour les couleurs, les saveurs pour les saveurs, sans y chercher autre chose qu’elles-mêmes. Un petit enfant de quelques mois à peine s’agitait dans son berceau pour faire remuer un nœud de ruban rose qui pendait au-dessus de sa tête. Il y prenait un plaisir manifeste.

Si le désintéressement était la seule qualité de l’émotion esthétique, on pourrait dire que l’enfant est plus artiste que l’homme, et il est à coup sûr plus joueur. Mais ce mot de désintéressement me paraît parfois singulièrement appliqué. On appelle désintéressée une activité qui n’a d’autre but qu’elle-même. La différence apparaîtra dans le fait d’un homme qui admire un tableau militaire et de l’officier qui surveille les mouvements de l’ennemi. L’activité du premier est désintéressée, celle du second ne l’est pas, et déjà nous comprenons qu’une activité désintéressée n’est pas toujours plus élevée qu’une autre.

Mais si nous procédons rigoureusement, nous sommes obligés à admettre que la satisfaction de notre gourmandise est un exercice désintéressé et comme tel esthétique, tandis que la simple satisfaction de notre appétit n’est que l’exercice d’une fonction vitale. À cet égard encore l’enfant serait beaucoup plus artiste que l’homme, d’autant plus que sa gourmandise le pousserait plus souvent que l’homme à se rendre malade, ce qui est sans nul doute un très haut degré de désintéressement. Je voudrais donc que l’on supprimât la signification favorable donnée au mot désintéressé, en tant qu’appliqué à l’activité esthétique ; je ne vois pas bien pourquoi on serait plus désintéressé en savourant le plaisir du beau (dans la peinture ou même dans la cuisine, car la cuisine est certainement un art), qu’en éprouvant n’importe quelle autre satisfaction. Au point de vue de l’égoïsme, de l’altruisme, du désintéressement, c’est par d’autres caractères qu’il faut juger les émotions et non par le fait qu’elles ne tendent pas à d’autres fins qu’elles-mêmes[1].

  1. On trouvera une bonne critique du « désintéressement » dans le jeu, faite