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choses à son gré, et il employait toutes les ruses possibles pour se placer dans des conditions favorables à la mémoire. Ainsi, en allant plaider une affaire (du reste la plupart de ses clients n’étaient pas des gens exigeants), lorsqu’il occupait sa place il ne pouvait absolument pas se rappeler de quoi il s’agissait, bien qu’il eût lu l’affaire la veille. Mais pour ne pas se trouver dans une position embarrassante il écrivait pour lui un abrégé de l’affaire et, en le lisant, il s’en remettait les détails et en plaidant il évitait les faits et employait les lieux communs qui convenaient au sujet. Il disait que, de cette manière, il pouvait bien conduire les affaires, d’autant plus qu’ayant un point de départ, il pouvait raisonner convenablement et donner des raisons plausibles.

Il se trouvait encore dans une position embarrassante, lorsqu’il rencontrait quelqu’un qui lui rappelait des débats très vifs qui avaient eu lieu la veille et qu’il avait conduits lui-même ; il ne pouvait se rappeler ce que c’était et de quoi il avait été question. Mais sachant la faiblesse de sa mémoire, il tâchait de s’arranger de manière que celui qui lui parlait lui expliquât lui-même de quoi il s’agissait. Il répondait par un lieu commun et posait lui-même une question et peu à peu il se rappelait les débats de la veille, sans reliefs, sans images, mais assez clairement pour pouvoir continuer la conversation sur ce thème et ne pas contredire ce qu’il avait avancé la veille. Cependant la question de savoir si c’était là ce qu’il avait dit la veille l’inquiétait toujours, il craignait d’avoir avancé le contraire… Mais le malade dit que toutes ses connaissances l’assuraient qu’il ne se trompait pas, qu’il était conséquent avec lui-même, qu’il parlait en partant toujours des mêmes principes et qu’il n’y avait pas de contradiction dans ses paroles. Cette absence de contradiction et sa sagacité étonnaient le malade lui-même ; il dit qu’il se trouve à tout moment dans une position où il se dit : « Ah ! diable, me voilà pris, je ne sais vraiment pas de quoi il est question », et puis, peu à peu, l’affaire s’éclaircit et alors il dit ce qui convient. Cela lui donne de l’assurance et c’est pour cette raison que, dans les derniers temps, quoiqu’il oublie beaucoup de choses, il est devenu plus communicatif et ne craint plus de rencontrer quelqu’un. Du reste il croit avoir remarqué que maintenant il se rappelle plus de choses que par le passé il se rappelle la plupart des incidents, mais ce souvenir est général, indécis ; il ne peut toujours pas, malgré tous ses efforts, se rappeler les détails ; mais s’il se rencontre une circonstance favorable, une partie de ces détails se reconstitue dans sa mémoire, mais avec si peu de relief, si indécis, que jamais il n’est en état d’affirmer qu’ils ont eu lieu.