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KORSAKOFF.des maladies de la mémoire

n’était pas arrivé. De cette façon le malade avait peuplé de faits fantastiques la sombre région du passé, autrement dit, il avait le délire. En même temps la mémoire lui revenait, de manière que la troisième année il se souvenait parfaitement de ce qu’il avait fait dans la journée, bien qu’il n’aimât pas encore à lire parce qu’il oubliait ce qu’il avait lu.

Dans un autre cas de rétablissement d’une grave amnésie de ce genre que j’ai eu l’occasion d’observer, il n’y a pas eu de délire. Dans ce cas, je n’ai eu l’occasion de voir le malade que dans la cinquième année de son affection. C’était un avocat qui faisait abus d’alcool. En 1881, il prit une fièvre après laquelle il se développa un trouble profond de l’activité psychique et une paralysie des membres inférieurs. Le malade fut placé dans un hôpital, et, d’après ses paroles, la paralysie disparut au bout de quelques mois ; mais, depuis, il souffre d’un trouble profond de la mémoire qui, du reste, disparaît peu à peu. Les premiers temps de sa sortie de l’hôpital, il ne se souvenait absolument de rien de ce qui se faisait autour de lui ; il oubliait tout. Cependant ses facultés intellectuelles étaient en si bon état qu’il pouvait bien remplir les fonctions de correcteur d’un journal ; il pouvait très bien indiquer toutes les fautes d’une ligne et, pour ne pas perdre la ligne, il faisait des remarques au crayon ; s’il n’avait pas eu ces points de repère il aurait peut-être toujours lu la même ligne. Il ne reconnaissait ni le lieu où il demeurait, ni ses nouvelles connaissances. Lorsque le journal où il travaillait cessa de paraître, il resta sans ouvrage et alors vinrent pour lui des temps durs, dont il n’avait gardé qu’un souvenir confus. Cependant la mémoire revenait peu à peu et quatre ans après le début de sa maladie il recommença à travailler comme avocat. C’est alors que j’eus l’occasion de le voir pour la première fois. C’était un homme de quarante ans, d’une bonne constitution. Il n’avait plus de traces de paralysie, ses jambes étaient robustes ; seulement, la surface inférieure de l’orteil était insensible au courant faradique. Quant à la mémoire, elle était fortement troublée. Le malade se rappelait avec grand’peine ce qui était arrivé dernièrement. La conversation qu’il avait eue la veille, il l’oubliait le lendemain. La veille il avait travaillé, compulsé le dossier d’une affaire et le lendemain il ne se souvenait plus de cette affaire, de quoi il y était question, etc. S’il avait quelque chose à faire le lendemain, il devait l’inscrire, le mettre en un lieu évident, sinon il oubliait ce qu’il devait faire. Il est évident que ce manque de mémoire continuel était assez pénible pour le malade. Cependant il constatait lui-même que ce n’était pas de l’oubli absolu, mais seulement une impuissance à se rappeler les